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Laurent restait silencieux à reprendre son souffle, il allait s’excuser, toujours aussi gauche, presque honteux, mais Éthel ne lui en laissait pas le temps. Elle roulait sur lui et l’écrasait de tout son poids, le sable crissait entre ses dents, les mèches de ses cheveux cachaient entièrement son visage comme des algues noires. Elle l’embrassait pour le faire taire. Il ne fallait rien dire, surtout ne prononcer aucune parole, pas un mot, surtout ne pas dire : je t’aime, ou quoi que ce soit de ce genre.

Le soir ils revenaient à la pension Liou, à grands coups de pédale sur le sentier sableux, rouges, décoiffés, giflés par le vent. Ils dînaient tôt, sans écouter le brouhaha des tablées, sans entendre la voix d’Alexandre en train de pérorer devant son habituel public. Seule Justine les regardait du coin de l’œil, d’un regard long, un peu triste, qui voulait dire qu’elle savait. Ils allaient se coucher, chacun dans son lit étroit, dans les draps frais, avec du sable brûlant incrusté dans le dos et les plis de l’aine, une petite motte de sable durci dans le trou de leur nombril.

Laurent était parti pour l’Angleterre. Sur le quai, à la gare du Nord, il était debout, sa petite valise à la main, le col de sa vareuse entrouvert à cause de la chaleur, le calot roulé dans l’épaulette, encore tout doré par le soleil et la mer. Éthel avait appuyé sa joue sur la poitrine du jeune homme, mais le vacarme des quais l’empêchait d’entendre les battements de son cœur.

Tout de suite, il avait fallu plonger dans la réalité. C’était comme si tout s’accélérait, un film dont on aurait tourné la manivelle avec furie, des scènes qui sautaient, des saccades comiques, des gens qui couraient, des yeux qui roulaient, des grimaces. La vente à l’encan avait débuté au retour de Bretagne. Dans le salon, comme après un deuil. Les meubles rassemblés, les bâches, le piano Érard le couvercle relevé pour que les marchands puissent essayer chaque touche, comme s’ils y connaissaient quelque chose. À un moment, enragée, Éthel s’est assise sur le tabouret, le dos bien droit, elle a pris son souffle. Elle s’est mise à jouer, un peu raidie d’abord, puis elle a senti la chaleur qui entrait en elle, doucement, elle jouait un Nocturne de Chopin, le glissement des notes sortait par les portes-fenêtres ouvertes et emplissait le jardin déjà jauni par l’automne, elle croyait qu’elle n’avait jamais joué aussi bien, jamais ressenti une telle puissance. Dans le vent les feuilles des marronniers tourbillonnaient, chaque passage du Nocturne se mêlait à la chute des feuilles, chaque note, chaque feuille… C’était son adieu à la musique, à la jeunesse, à l’amour, son adieu à Laurent, à Xénia, à Monsieur Soliman, à la Maison mauve, à tout ce qu’elle avait connu. Bientôt il ne resterait plus rien. Quand elle a fini de jouer, Éthel a claqué le couvercle comme on fermerait une boîte à trésors, et le vieux piano a rendu un drôle de son grave et mêlé, toutes ses cordes vibrant en même temps. Une plainte, ou plutôt un ricanement douloureux, a pensé Éthel. Justine était debout près d’elle, les yeux rougis de larmes. Bien le moment de pleurer, a murmuré Éthel. Mais les mots ne sont pas vraiment sortis de sa gorge. Bien le moment de pleurer, oui, mais c’est hier que vous auriez dû verser vos larmes, quand vous pouviez encore faire quelque chose.

L’instant musical passé, les affaires ont repris selon l’usage. Les brocanteurs, les antiquaires, les chiffonniers, les déménageurs. Les tantes venaient, elles aussi, en catimini, petites souris, elles chipaient un truc par-ci, un truc par-là, une paire de vases chinois, un plat à fruits en baccarat, une assiette à ramages de la Compagnie des Indes, une pendulette grand carillon, un presse-papiers lévrier de bronze qu’Éthel avait toujours vu sur l’écritoire de Monsieur Soliman. N’importe quoi, que Justine et Alexandre laissaient partir, abasourdis. « Un souvenir du bon temps », disaient les tantes, pour s’excuser. Éthel les observait sans indulgence. Après tout, M. Juge, l’huissier de justice qui avait procédé au premier inventaire, n’avait-il pas empoché la collection de petites cuillers en vermeil, sans sourciller, disant d’une voix doucereuse : « Ne vous en faites pas, mademoiselle, je ferai un inventaire tout à fait en votre faveur. »

La seule chose pour laquelle Justine s’était révoltée, ç’avait été pour Joseph vendu par ses frères, ce grand tableau hideux attribué à Hippolyte Flandrin, parce qu’il lui était venu de sa grand-mère maternelle, et qu’il avait été omis dans l’inventaire. Au moment du décrochez-moi-ça, elle s’était portée devant le tableau, les bras en croix, avec une telle détermination dans le regard que les déménageurs n’avaient pas osé approcher. Le tableau était allé rejoindre dans le corridor le tas hétéroclite de tout ce qui restait invendu, et insaisissable. Évidemment, personne, et surtout pas Justine, ne pouvait se douter alors que le wagon plombé dans lequel ces objets seraient entreposés serait bombardé lors d’une des dernières attaques des stukas contre un pont de la voie ferrée, et que Joseph serait pillé, volé, disparaîtrait pour toujours ! Vendu, comme il se devait, par ses frères, ces braves gens qui s’empressaient de vider le contenu des wagons éventrés par les bombes.

III. LE SILENCE

Le silence sur Paris au mois de juin. Après l’effervescence, les rumeurs, et puis ces quelques bombes qui étaient tombées au hasard sur la capitale, et les sirènes de la défense passive, les cavalcades des familles dans les caves, le retour à la surface des enfants charbonnés aux boulets de coke, les galopades dans les couloirs du métro — le bruit des bouches surtout, ces commentaires, racontars, pronostics, les fracas de la presse, après Mers el-Kébir, Baudouin, soi-disant ministre des Affaires étrangères, qui avait proclamé : « L’Angleterre a tranché le dernier lien qui nous attachait à elle. » Et les conversations, Bloch, Pomaret en prison à Pellevoisin, en compagnie de Blum, d’Auriol, de Mandel, de Daladier, de Jean Zay — « le ministère des Loisirs ! » avait commenté la générale Lemercier, citant Gringoire.

Le silence sur Paris, et une pluie douce et molle qui cascadait dans le jardin abandonné. Depuis le 12 juin, Alexandre était resté sans parler. Il n’écoutait même plus la radio, cette voix qui chuintait des mensonges, nos troupes victorieuses contiennent l’ennemi sur le front de la Meuse, elles ne passeront jamais la Marne, quand les Allemands campaient devant Paris, que leurs chars et leurs autos blindées ébranlaient la chaussée, boulevard du Montparnasse, boulevard Saint-Germain, sur les Champs-Élysées !

L’appartement ressemblait à une zone dévastée. Les marques des tableaux sur les murs, les traces des pieds du piano, des armoires à linge, des commodes néogothiques, du bureau d’Alexandre. Un peu partout, des rouleaux de papier, du fil électrique, des lustres de verroterie dont personne n’avait voulu, débordant des cartons poussiéreux, avec les habits et les chaussures, la vaisselle, les ustensiles de cuisine. On attendait on ne savait quoi. Le retour à la normale, sans doute. Puisque la crise était passée, puis qu’il n’y avait rien eu. Même pas une vraie guerre. Puisque tout était fini avant d’avoir commencé. Les nouvelles confusantes, la voix du Führer, cette voix qui résonnait entre les murs vides, qui s’amplifiait, qui paraissait venir du ciel d’été, qui roulait à la manière de l’orage.