Éthel regardait son profil, le nez aquilin, le front haut, la petite barbe taillée avec soin, les longs cheveux noirs renvoyés en arrière, si anormalement drus pour un homme de son âge, elle l’imaginait à vingt-cinq ans, quand il avait quitté Maurice pour la première fois, audacieux, désargenté, séduisant, pour commencer une vie neuve en France. Tout ce qui le séparait de cette gloire, de cette jeunesse, tout ce qui avait glissé, s’était enfui, année après année, jusqu’à cette pièce vide d’où il serait bientôt expulsé.
Justine avait pris les choses en main. À la gare, elle s’affairait, multipliait les recommandations, les pourboires aux portefaix. Par ici, pour la glace, au fond, entre les deux commodes, et les cartons de vaisselle, l’armoire démontée, les coffres, les malles en osier qui contenaient les piles de draps de lin jaunis par l’âge, les vêtements, et cette sorte de huche dans laquelle elle avait entassé tous les jouets d’Éthel, poupées au visage de porcelaine, dînettes, Nain jaune, boîtes de loto, de dominos, de diabolos, gyroscope, puces sauteuses, lanterne magique, Ludo, pêche à la grenouille, minicroquet, et même le passe-boules qui faisait si peur à Éthel quand elle était petite, une sorte d’ogre de papier mâché qui ouvrait très grand sa gueule pour avaler des manchons de chiffons, et qu’il avait fallu cacher dans la cave. « À quoi tout ça va nous servir à Nice ? » avait demandé, pour la forme, Éthel au moment d’embarquer ce fatras. « Et mes petits-enfants, avec quoi joueront-ils ? » La réponse de Justine avait mis Éthel en rogne. « Des petits-enfants ? Tu veux dire mes enfants ? »
C’était bien le moment d’en parler, sur ce quai bondé de gens apeurés, affairés, qui ne s’occupaient que de sauver leurs meubles et leurs hardes, comme si qui que ce soit au monde pouvait en vouloir, l’ennemi, peut-être le Russe sanguinaire qui allait rompre les digues et envahir l’Europe, c’était ce que racontait cette demi-démente de générale Lemercier quand elle venait encore rue du Cotentin.
La De Dion-Bouton, sortie du garage où elle avait dormi ces dernières années faute d’argent pour acheter de l’essence, avait l’allure d’un animal antédiluvien, haut sur ses pattes maigres, avec sa carrosserie jaune et noir mouchetée de rouille. Justine avait fabriqué, pour le grand départ, un rideau de caoutchouc doublé de velours (le rideau rouge de l’entrée avait fourni le tissu et les plombs) pour protéger les jambes du vent et de la pluie. Un ferronnier avait complété l’œuvre en soudant des arceaux par-dessus la capote crevée, auxquels s’attachait une plate-forme en bois qui ressemblait à un toit de gondole. Tout ce qui n’avait pas été embarqué à bord du wagon de marchandises allait trouver sa place là-dessus, matelas, tapis roulés, tentures et, tout à l’arrière, empilés les uns dans les autres, les vieux fauteuils de jardin en rotin à l’intérieur desquels Justine avait trouvé le moyen d’entasser du linge de maison, des draps, des serviettes, du savon, et même des sacs de pommes de terre cachés dans des chiffons comme au temps de l’octroi. C’était pitoyable, comique, en même temps vaguement honteux, avait pensé Éthel. Son permis tout neuf (Alexandre avait échoué à chaque tentative à l’épreuve de conduite, bien qu’il conduisît depuis les débuts de l’automobile) faisait d’elle le pilote de ce char à bancs.
En compagnie de Justine, elle était allée à la mairie du XVe chercher le sésame qui leur permettrait d’échapper au piège de Paris. L’officier allemand, élégant, impeccable et courtois, et son interprète, un jeune homme chafouin, vêtu d’une veste de cuir noir, l’air d’un petit voyou, qui avait tout au long de l’entretien zyeuté Éthel comme s’il cherchait à voir sa silhouette et ses jambes sous son manteau marron.
Certificat de rapatriement par la route :
à faire tamponner à la mairie de Lussac-les-Châteaux.
Dans une enveloppe non scellée, les bons d’allocation d’essence, par cinquante litres, à faire contrôler à la mairie de Lussac et, quatre jours plus tard, à la mairie de Castelnau-le-Lez.
Bien sûr, il avait fallu mentir. Quand le jeune homme examinait avec une attention d’illettré la carte d’identité d’Alexandre, et qu’il avait épelé : né au district de Moka, île Maurice, il avait eu un commentaire désobligeant sur ces étrangers qui encombraient les routes… Éthel avait coupé : « Il s’agit d’un vieillard grabataire, monsieur, le climat du Midi est sa seule chance de rester en vie. » Justine n’avait même pas tourné la tête. « Un vieillard grabataire », c’était ce que son mari était devenu.
Vers le sud, ç’aurait pu être les vacances. Pâques au bord de la Méditerranée dans les bois de mimosas et de citronniers, au creux d’une calanque du côté de Toulon, à la baie d’Alon, ou bien sur la plage à Hyères, au Lavandou. Ils en avaient parlé souvent, avec Laurent, un voyage parfumé, amoureux, mais surtout rien qui pût ressembler à une lune de miel trop sucrée.
Maintenant, les routes étaient droites, vides, elles traversaient des pays admirables, les champs de blé en herbe, les pâtures, les pentes de fougères. Le ciel léger, semé de petits nuages tendres, un bleu délavé vers l’horizon. Éthel chantait en conduisant, n’importe quoi. La Traviata, Lucie de Lammermoor, La Clémence de Titus. « Le roi barbu qui s’avance, bu qui s’avance. » Puis, quand elle était à bout de répertoire, Minuit Chrétiens, Jingle Bells, et même Ô Tannenbaum puisque désormais l’on vivait en Bochitude et qu’il fallait bien s’entraîner à en parler la langue ! C’était son truc pour ne pas penser au bruit cafouilleux du moteur qui menaçait de s’étouffer à chaque instant, ou aux ronflements comateux d’Alexandre affalé sur les paquets à l’arrière. Justine avait repris confiance. Elle se joignait à Éthel pour chanter. Peut-être que la formule d’Alexandre, désormais célèbre, avait trouvé place dans son esprit : une vie nouvelle commence !
Est-ce qu’elle voyait les restes de la guerre, le long de la route, ces pans de mur à demi effondrés sur lesquels on pouvait lire un nom, un slogan, les trous noirs dans les champs, les épaves de voitures calcinées, une carriole sans roues, un squelette de cheval à demi dressé contre une barrière, couleur de suie rouge, ses dents ricanant aux moineaux et aux choucas ? Peu de chose en vérité par rapport aux ruines de Dunkerque, de Verdun, de Chalons, aux ponts effondrés à Orléans, à Poitiers. Mais ici, le long de cette route sans fin, ce n’étaient pas des photos, des images tremblantes sur les films du Pathé-Journal. Aucune voix pour mentir, pour érailler le réel. Ce qui était étrange, angoissant même, c’était plutôt ce calme excessif, ces champs si beaux, ce ciel si bleu, une paix exsangue, ou, plus réalistement, le vide vertigineux de la défaite.