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À Lussac-les-Châteaux, tout d’un coup la réalité. La queue des autos, camions, autocars, chars à bancs, charrettes à bras, pour tenter de passer le goulet barbelé. Les injonctions d’un caporal et de deux gendarmes, les badauds, les veuves éplorées, les enfants enrhumés, tout le jour à attendre, avancer mètre par mètre, pousser la De Dion pour ne pas dépenser le précieux carburant. À l’entrée du village, le relais, le café du commerce, une place comme une autre, un carrefour, une église à campanile comme si on était au Brésil. Alexandre s’était ranimé. « Je ne sais qui, on m’a parlé autrefois de la collection de sarcophages mérovingiens, des squelettes de femmes, il paraît qu’elles étaient des géantes ! » Éthel a persiflé : « On pourrait visiter, peut-être ? » Il était vraiment incorrigible. Du genre à faire le baisemain dans un cloaque, à avoir un bon mot au milieu d’un désastre. Elle pensait à ces grands Mounes de Maurice, si élégants, si distingués, si prompts jadis à faire couper le jarret de leurs esclaves révoltés ou à répandre leur semence dans le ventre des filles de couleur.

Mais aujourd’hui, ça n’avait plus d’importance. On allait vers le sud, peut-être qu’on ne reviendrait jamais. Éthel avait un goût d’amertume. Cette route raide, droite, vide, au milieu des champs, chaque borne kilométrique arrachait quelque chose, déterrait, démolissait, pétrifiait Éthel réalisait qu’elle avait vingt ans, et qu’elle n’avait jamais été jeune. Xénia le lui avait dit, un jour : « Tu as l’air d’une éternelle vieille fille ! » Et tout aussitôt, à son habitude, elle l’avait frappée de ses petits poings durs : « Allez, ne pleure pas ! C’est mon cadeau d’anniversaire ! »

Avancer tout droit sur cette route, dans le phaéton Belle Époque qui arborait ses splendeurs passées comme une grande cocotte ses bijoux surannés et ses fourrures mitées. Justine digne et droite, chapeautée, gantée, pour mieux en remontrer aux boches. Alexandre, son teint bistre de vieux colonial, quelque chose d’indien dans les mèches blanches qui parsemaient sa tignasse noire. Le barda plus qu’invraisemblable dans l’habitacle de la De Dion, surtout la collection de cannes-épées provenant de Maurice, dont Alexandre avait refusé de se défaire et qui brinquebalait au plafond, attachée par un lacis de ficelles et de nœuds marins. Avait-il réussi à emporter à l’insu de sa femme le modèle au tiers de la grande hélice en bois tournée par un ébéniste selon ses plans, qui devait définitivement révolutionner la propulsion du plus-léger-que-l’air ? À moins que Justine, au dernier instant, n’ait réussi à bazarder l’engin (« Si on nous arrête, avec l’espionnite qui court en ce moment, notre compte est bon ! ») ?

Panne sur panne, après Béziers. L’essence était frelatée, Éthel devait démonter le carburateur, souffler dans le gicleur, puis tourner la manivelle en prenant garde au retour à vous casser le bras, ou bien s’arrêter près d’un abreuvoir croupi, défaire le bouchon du radiateur avec un chiffon et, tout le long du chemin, guetter chaque grincement, chuintement, sifflement du joint de culasse, chaque coup de marteau des bielles, coups de l’horloge de la mort pour la De Dion, et pour ses passagers sans doute, dans ce no man’s land, ce désert fleuri, cette campagne mortifère, cadavérique, ces petits bois de pins au bord de la lande, où se cachaient les voleurs et les assassins.

Dans les auberges, les petits hôtels pour voyageurs de commerce, de ceux dont autrefois Justine aurait ri — les palaces pour les congés-payés ! — , c’était chaque soir les mêmes rumeurs : « N’allez pas par ici, n’allez pas par là, évitez le pont de la Vienne, il paraît qu’il est miné, ne parlez pas avec les bonnes sœurs sur la route, on a arrêté un curé et sa bonne, c’était la cinquième colonne. Mademoiselle, ne demandez jamais votre chemin, vous vous retrouveriez dans un sentier de traverse, et hop ! assassinés, pire encore, vous seriez jetés dans un puits, les boches se vengent de ce que les Marocains ont fait en Allemagne, même une famille avec des enfants, ça peut être un piège ! »

Leur viatique, c’était ce papier plié en quatre, copié au crayon bleu, qui disait :

Bescheinigung

Die Frau Brun, Éthel Marie,

Aus… Paris ist berechtigt, mit irhem Kraftfahrzeug n° 1451 DU 2

Nach… Nizza zu fahren.

Es fahren mit ihr Familiaren

Paris, XII, 1942

Der Standortkommandant

Signé : Oberleutnant Ernst Broll

Et frappé du sceau, un aigle aux ailes éployées, tête tournée vers la gauche, tenant dans ses serres une couronne et une croix gammée.

Un homme élégant, sobre dans un uniforme noir, sans casquette, elle avait trouvé qu’il ressemblait au prof de philo au lycée de la rue Marguerin. Même regard myope, un peu embué, même sourire mince qui creusait une fossette sur sa joue. Il avait rempli l’Ausweis avec soin, puis, de sa jolie écriture penchée, il avait zyouté, en bas à gauche, peut-être pour alléger le dessin du féroce rapace qui brandissait le signe le plus haï du monde, cette croix potencée qui ressemblait à un axe garni de faux, un mot suivi d’un point d’exclamation :

Flüchtlinge !

Et, naïvement, Éthel avait imaginé qu’il leur souhaitait bonne chance. Longtemps plus tard, cherchant dans un dictionnaire, elle comprendra que ce brave homme, ce fonctionnaire zélé, avait simplement résumé d’un mot ce qu’étaient ces gens, cette famille de bohémiens empilée dans leur auto déglinguée au milieu de leur fatras :

Réfugiés !

La faim,

une sensation étrange, durable, invariable, presque familière pourtant. Comme un hiver qui ne finirait pas.

Du gris, du terne. Nice, autrefois, quand les tantes mauriciennes en parlaient, c’était un lieu de délices, la mer très bleue, les palmes, le soleil, Carnaval au plâtre, les batailles de fleurs et de citrons, les soirées lisses sous un ciel de velours, et cette courbe illuminée qu’elles admiraient depuis la jetée-promenade, Pauline disait : « Ma rivière de diamants. »

À l’arrivée, Éthel avait eu cette palpitation du cœur quand on commence une nouvelle aventure. Le mistral avait lavé l’horizon, les hautes cimes étaient enneigées et, sur la plage de galets blancs, les baigneuses faisaient de la gymnastique suédoise, des enfants blonds et dorés se baignaient tout nus.

Et puis il y avait les Italiens ! Ils étaient très jeunes, très mignons, ils n’avaient pas l’air sérieux dans leurs uniformes verts avec leurs chapeaux à plume de coq. Ils regardaient les filles ! Ils parlaient français en roulant les r, ils jouaient de la musique dans les orphéons, ils peignaient à l’aquarelle !

Éthel a passé des journées entières au soleil, dans les criques du quartier du Lazaret. Elle en avait besoin comme d’un étourdissement. Elle nageait longuement, dans une mer froide où circulaient des méduses, puis elle attendait sur la plage que le soleil ait séché chaque goutte salée sur sa peau. Il n’y avait personne. Sauf, de temps en temps, des femmes avec des enfants, quelques vieux. La plupart du temps, personne. L’horizon vide, sans un navire, sans un oiseau.

Une fois, elle a eu peur. Un homme d’une cinquantaine d’années qui s’est approché, qui s’est exhibé. Elle s’est levée et elle est partie sans le regarder. Une autre fois, deux jeunes qui ont voulu lui barrer le passage quand elle remontait les rochers. Alors elle a plongé, elle a nagé le plus loin possible vers le large, puis elle a repris pied sur une digue, du côté des viviers. Plus tard elle est retournée dans la crique chercher ses affaires. Elle n’en a pas parlé à Justine. Elle se disait qu’elle était responsable d’elle-même. C’était sa façon d’être en guerre.