Dans sa lettre, Laurent, à son habitude, ne disait pas grand-chose. Il parlait de politique, il critiquait l’aveuglement des gouvernants qui avaient laissé s’accomplir l’irréparable. Il se moquait des invités du salon de la rue du Cotentin, de Talon, de la générale Lemercier. Elle percevait un grincement dans ses mots, comme s’il parlait tout seul. Il ne disait rien de sa vie, rien de l’endroit où il se trouvait. C’était la guerre. Il n’y avait pas lieu de répondre.
Éthel a lu la lettre deux fois, elle s’étonnait de ressentir si peu d’émotion. C’était si froid, si loin, si anglais. Ce goût du minimum, ce ton à peine moqueur… Dans un autre pays, on continuait à boire du thé, à papoter, on avait le temps de regarder le ciel, de disserter de l’actualité. On pouvait commenter l’histoire parce qu’on en faisait partie. Éthel tenait le papier entre ses mains, elle relisait les lignes comme s’il fallait les apprendre par cœur. D’instinct, elle a refait le geste d’autrefois, approcher la feuille de son visage et la flairer, chercher une odeur familière, peut-être l’odeur de la peau salée au soleil, dans le sable des dunes. Puis elle l’a mise dans le poêle, où elle s’est enflammée d’une seule flamme claire, un peu bleue.
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Ils sont partis à l’aube, comme des déménageurs à la cloche de bois. Éthel avait tout supervisé, l’autorisation de la préfecture de police, les laissez-passer, les bons d’essence — le document officiel, signé du chef de service de la Circulation sur le territoire occupé, faisait état d’une personne âgée et malade, et n’était valable que pour la journée du 14 décembre. La vieille De Dion, descendue de ses cales, a accompli le miracle. Elle a parcouru les kilomètres sans faillir, sur une route glacée au fond des gorges où pendaient les stalactites. La maison des Alberti à Roquebillière était une bâtisse de pierre laide, à la sortie du village, en face de la Vésubie. Alexandre est arrivé dans un état proche du coma. Il a fallu le traîner à l’étage, Éthel et Justine le soutenant par-derrière, Mme Alberti le hissant par-devant. Le coucher dans le lit sans le déshabiller. Son visage était devenu terreux, ses cheveux trop longs, sa barbe inculte lui donnaient l’air d’un prisonnier échappé. Justine, qui avait passé sa vie dans l’ombre du grand homme, soudain a retrouvé du courage. Elle a pris en charge le minuscule appartement, l’a nettoyé, arrangé, décoré comme si cela devait être leur résidence définitive. Alexandre peu à peu a repris ses esprits. Il n’était pas du genre à se plaindre. Il a trouvé sa place dans un fauteuil de rotin, à côté du poêle à bois, à fumer ses fausses cigarettes de poil de carotte et de cerfeuil. Éthel a cru que chaque matin Justine lui annoncerait : « Papa est mort dans la nuit. »
La vie a repris sans qu’elle s’en rende compte. Au village, il n’y avait pas de rumeurs. Les hautes montagnes alentour dressaient contre le monde extérieur un barrage glacé. Les jeunes partaient faire le coup de feu en Italie contre les fascistes, comme ils auraient chassé le chamois, sans forfanterie, mais sans se cacher. Ils franchissaient la frontière par des cols perdus dans les nuages, ils revenaient avec de la charcuterie, du tabac blond, du chocolat, des boîtes de cartouches. Ils étaient vêtus de peaux de mouton, hâlés, barbus, indomptables. Les filles ressemblaient à des paysannes de Breughel. Éthel s’est habillée comme elles, pour se cacher, mais aussi parce qu’elle les admirait. Pèlerine, jupe de laine rêche, foulard noir, galoches. Les femmes ici étaient généreuses, silencieuses. En arrivant dans la maison de la veuve Alberti, recommandées par le curé du port, Éthel et sa famille s’étaient mises sous la protection du village tout entier. Elle savait qu’ils ne la trahiraient pas, qu’ils se feraient couper en morceaux plutôt que de les dénoncer.
L’argent manquait, mais partout, à la boulangerie, à la boucherie, on leur avait ouvert crédit. « Quand la guerre sera terminée », disait Mme Alberti. C’était entendu que la guerre finirait. Ici, il n’y avait pas besoin de marcher les yeux à terre, de chercher des rognures entre les étals. Il n’y avait pas de trésors cachés à échanger contre des montres en or ou des bijoux de famille. C’était pauvre et aride, le ciel d’hiver était nu, le vent coupait, mais à l’intérieur des maisons les poêles ronflaient et cela sentait bon la soupe et le pain aigre, la fumée de bois sec. Partout résonnait la musique claire de la rivière.
Éthel accompagnait sa mère aux courses, chaque matin. Quand le printemps est arrivé, les hirondelles remplissaient le ciel. Le soleil illuminait les sommets encore enneigés, et dans la vallée coulait une brise douce qui portait l’odeur de la mer, une odeur qui faisait frissonner Éthel.
Le couteau du boucher découpait la viande en lamelles très fines, lardées de blanc, aussitôt recouvertes de mouches bleues. Justine, à cause des soucis, disait-elle, à cause des efforts qu’elle devait faire chaque nuit pour aider Alexandre à aller aux toilettes, avait développé un ulcère à la jambe droite. Éthel voyait ces mêmes mouches qui se collaient à la jambe de sa mère, sur les bords de la plaie, elle en ressentait un haut-le-cœur, comme si les mouches étaient en train de manger sa mère vivante. Elle les chassait, mais les mouches revenaient, restaient collées à l’ulcère, même quand Justine marchait. Il aurait fallu des médicaments, des bandages. Le pharmacien local n’avait que du bleu de méthylène, dont il avait badigeonné la jambe de Justine, en vain.
Éthel regardait ses parents, Justine allongée sur l’espèce de sofa qui lui servait de lit, au fond de la pièce à vivre, Alexandre calé dans son fauteuil de rotin, la tête appuyée sur un oreiller, près du poêle éteint, un numéro du Temps qui datait de l’an quarante ouvert entre ses mains, en train de rêver, de s’absenter. Il était trop tard pour savoir la vérité, pour connaître leur vraie histoire, comment ils s’étaient connus, pourquoi ils avaient voulu se marier, ce qui leur avait donné l’idée de mettre une fille au monde. Éthel découvrait qu’elle ne les aimait pas, mais qu’elle avait pour eux une faiblesse. C’était un lien, peut-être une chaîne. Elle pouvait les quitter à chaque instant, partir sur la pointe des pieds, refermer doucement la porte d’entrée. Monter dans la camionnette de M. Nègre, l’épicier, comme il le lui avait proposé, et descendre les méandres de la Vésubie jusqu’à la mer. Que pouvait-il lui arriver ? Elle avait vingt ans, elle savait se battre, ruser, se tirer d’affaire. Aux contrôles, elle n’avait qu’à choisir le gabelou, le carabinier, l’enjôler. Elle passerait tous les barrages. Elle irait à La Spezia, à Livourne. Elle monterait à bord d’un bateau, elle irait au bout du monde, jusqu’au Canada. Rien ne l’arrêterait.
Un matin, au mois de mai, elle a entendu un bruit inconnu. La terre tremblait, les vitres des fenêtres, les verres sur les tables. Sans prendre le temps de s’habiller, elle a couru à la fenêtre. Elle a écarté le rideau. Sur la route, le long de la rivière, une colonne militaire avançait, phares allumés. Des camions, des autos blindées, des motos, suivis par des tanks. Gris de poussière, l’air d’insectes en marche vers un nouveau territoire. Ils avançaient lentement, serrés les uns contre les autres. Ils sont passés devant la maison, ils remontaient vers le nord, vers les montagnes. Éthel restait immobile, presque sans respirer. Derrière les camions, les tanks ébranlaient la terre avec le bruit de leurs chenilles. Les tourelles des canons étaient dirigées vers l’avant. Ils semblaient des jouets inutiles.