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Le bruit a réveillé Justine. Elle s’est approchée de la fenêtre en chemise de nuit, les bras un peu écartés du corps, ses pieds nus recroquevillés sur le carrelage froid. Éthel a dit dans un souffle : « Ils s’en vont. » Elle n’était pas très sûre de qui étaient « ils », même lorsque, derrière les tanks, sont apparus les camions débâchés où étaient les soldats, et le bruit des moteurs était encore plus inquiétant. Justine tirait Éthel par le bras. « Viens ! » Elle chuchotait comme si les soldats dans les camions pouvaient l’entendre. Mais Éthel résistait. Elle voulait les voir tous, jusqu’au dernier. Ces hommes vêtus de leurs lourds manteaux, serrés les uns contre les autres, la plupart sans casque, l’air épuisés de fatigue. Pas un seul n’a relevé la tête pour regarder vers les fenêtres. Peut-être qu’ils avaient peur. Cette image de vide est entrée dans l’esprit d’Éthel, a chassé tous les souvenirs antérieurs. Plus tard, elle saura que les hommes qu’elle a entrevus depuis la fenêtre de la cuisine, à Roquebillière, étaient les restes de l’armée d’Afrique du maréchal Rommel, en route vers le nord, dans l’espoir de gagner l’Allemagne par les Alpes. Elle apprendra que leur chef n’était pas dans le convoi, qu’il avait déjà regagné Berlin par avion, laissant ses troupes abandonnées dans un territoire hostile. Elle essaiera d’imaginer ce qu’avaient ressenti ces hommes, sur les plates-formes des camions, quand ils se dirigeaient vers le mur grandissant des montagnes, avec la vibration des chenilles des tanks qui les assourdissait, dans le silence des radios, sans chef, sans ordres, pour franchir à pied les montagnes enneigées du Boréon, suivis par les loups.

Le silence qui a suivi, jour après jour, mois après mois, était à peine troublé par les nouvelles qui filtraient comme un murmure lointain. Puis, un jour d’été, le brouhaha d’une autre armée, triomphale celle-là, et toute la population était descendue dans la rue pour voir l’arrivée, comme pour une course. Justine a accompagné Éthel jusqu’au pont. Vers midi, le cortège est entré dans le village. En premier, les motos et les jeeps, suivies par des camions débâchés où se tenaient debout des soldats américains, britanniques, canadiens. Sur les marchepieds, des Français en civil s’accrochaient aux portières, armés de carabines de chasse. Il y a eu quelques cris, des applaudissements. Les enfants couraient le long de la route, ils avaient déjà compris la leçon, ils tendaient leurs mains, ils appelaient les soldats : « chewing-gum ! » Ils prononçaient, avec leur accent de montagnards : « chouine-gom-me ! »

Des jets de tablettes, de paquets de pain au riz, de boîtes de corned-beef, de Spam. Justine s’est baissée, vivement elle a ramassé tout ce qui était à sa portée. Mais Éthel est restée debout, sans pouvoir bouger. Justine, trop chargée, lui a mis un paquet de pain et une boîte de Spam entre les mains. Éthel regardait sans comprendre. Elle ne sentait rien, juste ce silence étourdissant, comme après un très long vacarme. Comme si résonnaient interminablement les quatre coups du Boléro, non pas des coups de timbale, mais des explosions, celles des bombes qui étaient tombées sur Nice la veille du départ, qui avaient rendu liquide le sol de la salle de bains dans l’appartement et qui avaient fait hurler toutes les sirènes de la ville.

Le soir même, dans la cuisine de Mme Alberti, Alexandre et Justine dînaient en trempant parcimonieusement les tranches de pain blanc dans la soupe, un pain trop blanc, sucré et fade comme une hostie, et Éthel sentait dans sa bouche le goût du Spam à la chair rosée, ceinte d’une frange d’écume jaune qui fondait sur sa langue.

Laurent est revenu de guerre. Une semaine avant, une carte est arrivée, un bout de carton imprimé par le service des armées britanniques en France, indiquant simplement la date et l’heure de son arrivée par le train de Paris. La carte précisait l’arrivée à la gare de Nice, mais tout le monde savait — sauf sans doute ceux qui l’avaient bombardé — que le pont du Var n’existait plus, que les trains ne circulaient pas.

Éthel a pris son vélo, elle a pédalé le long de la mer jusqu’à l’embouchure du Var, là où se trouvait le pont Bailey. Le train était prévu pour onze heures, mais dès neuf heures Éthel était là. Le soleil brûlait déjà. Sous les piles du pont en ruines le fleuve était grossi par la fonte des neiges, il étendait sur la mer une large tache boueuse. Les bandes de mouettes tournoyaient au-dessus de l’estuaire, à la recherche de nourriture. Le pont provisoire faisait un dos-d’âne en amont, là où le fleuve est plus étroit, mais la route qui y conduisait ressemblait à une ornière dans la terre de la berge. Des gendarmes essayaient de canaliser la circulation, les lourds camions peinaient à monter le plan incliné, leurs freins crissaient à la descente. Une foule tentait de traverser, des voyageurs portant leurs valises, des couples, des enfants. Éthel a réussi à passer en poussant son vélo. Avec le bruit des moteurs, les phares allumés, la poussière et la fumée âcre des gazogènes, elle avait l’impression que la paix n’était pas encore là.

À la gare de Saint-Laurent, ça n’allait pas bien non plus. Les locomotives essayaient de manœuvrer pour repartir, les machinistes criaient, les chefs de gare sifflaient des ordres contradictoires, les aiguillages mêmes semblaient se plaindre. Les trains qui repartaient vers Marseille étaient si chargés que les tractrices patinaient sur place en jetant des gerbes d’étincelles, à la grande joie des enfants.

À chaque arrivée, des vagues d’hommes et de femmes se pressaient sur les quais pour passer l’étroit goulet de la porte. Des soldats en uniforme, des prisonniers libérés, certains portant des pansements. Éthel se mettait sur la pointe des pieds. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle était venue, peut-être que Laurent arriverait d’un autre côté. Son cœur battait vite, malgré elle, elle se disait qu’elle se comportait comme une midinette, comme une fiancée. Pour se donner bonne conscience, elle avait conclu que, de toute façon, même si elle ne retrouvait pas Laurent, elle pourrait toujours revenir avec des légumes achetés aux maraîchers des bords du fleuve. C’était le seul endroit où on trouvait encore des carottes, des navets, des blettes. Avec de la chance, une demi-douzaine d’œufs.

Les passagers du train en provenance de Paris étaient tous descendus. La foule s’était écoulée autour d’Éthel. Les yeux la scrutaient, parfois quelqu’un la regardait en souriant, avec espoir. Et tout à coup, alors qu’elle allait partir, elle l’a vu. Laurent était au bout du quai, il attendait. Une silhouette étrange, avec sa tenue un peu trop grande pour son corps maigre, son pantalon kaki flottant, ses souliers noirs et sa petite valise à la main, comme quand il avait débarqué de Newhaven pour venir en Bretagne. Éthel a trouvé qu’il avait quelque chose de Chariot soldat, elle a eu envie de rire.

L’instant d’après ils s’embrassaient, non pas le baiser passionné de deux amoureux qui se retrouvent après une longue absence, mais une embrassade assez virile, les bras de Laurent autour des épaules d’Éthel, la serrant très fort contre sa poitrine.

Éthel se demandait si elle ressentirait quelque chose, juste un peu du souvenir du dernier été au Pouldu, le contact de la veste militaire rêche, et l’odeur de cet homme, le son de sa voix résonnant dans sa poitrine. Elle essayait de rejoindre le temps passé, quand ils étaient couchés dans le sable de la dune, et qu’ils pouvaient croire que tout serait facile, que cela durerait toute leur vie.

Laurent était raide, distant, comme à son habitude. En la voyant, il avait failli lui serrer la main, la vouvoyer. Il avait pensé à elle à chaque instant, durant son absence, à l’odeur de ses cheveux, au goût du sel sur ses lèvres, au sable incrusté dans les pores de sa peau. Il lui écrivait des poèmes qu’il ne pouvait pas envoyer.