Laurent et Éthel se sont mariés très vite, presque sans réfléchir. Dans la petite église Saint-Jean-Baptiste-de-La-Salle, sous la mosaïque de Lelouët dont Alexandre Brun aimait bien se moquer — « Laissez venir à moi les petits enfants, ce serait plutôt l’ascenseur pour les morts ! »
Laurent Feld n’a pas eu d’objection de conscience. Après tout, Jésus était aussi un Juif ! Les témoins étaient, du côté de Laurent, sa sœur Édith et, pour Éthel, son vieil aumônier du temps de sa communion solennelle.
Éthel aurait bien aimé que ce soit Xénia, mais les années de guerre ont tout éradiqué, tout effacé. Xénia et Daniel Donner étaient absents, partis sans laisser d’adresse, en allés à l’autre bout du monde, ou peut-être en Suisse.
Justine n’a pas pu, ou pas voulu venir. Elle a prétexté Alexandre, son état de santé qui s’était beaucoup dégradé dernièrement, le manque d’argent, la fatigue. Mais ce devait être de la honte, quelque chose de ce genre. Elle ne voulait plus revoir la ville dont elle avait été chassée, elle ressentait du dépit, du dégoût. « À quoi bon ? Tu ne vas même pas vivre à Paris. » Éthel a fait semblant d’y croire. « Alors tu viendras nous voir là-bas. » Justine a promis. Mais prendre le bateau, le train… C’était une séparation définitive.
Paris, au mois d’août, était écrasé de chaleur, ivre de la liberté nouvelle. Des drapeaux, des banderoles. Sur les chaussées encore désertes, les blindés des Britanniques, des Américains, des Canadiens, suivis par les autos déglinguées des F. F. I. Les patriotes traversaient les places dans des autobus, agitaient des drapeaux. Dans la foule, Éthel a été happée par un groupe d’hommes, emportée comme dans un courant violent, sa main cherchait celle de Laurent. Ils la faisaient tournoyer, pivoter, valser au son d’un orchestre caché dans les fourrés. Un des hommes l’a embrassée brutalement, avec maladresse, ses mains la pelotaient, touchaient ses seins. Elle s’est débattue en criant et les hommes sont partis en courant, se sont perdus dans la nuit. Éthel s’est serrée contre Laurent, ses jambes tremblaient, son cœur battait la chamade. Quand Laurent lui a dit que c’étaient des soldats canadiens, bizarrement elle a senti un certain plaisir, elle riait. C’étaient donc eux, ses nouveaux compatriotes ! Elle aurait presque souhaité les revoir, connaître leurs noms.
Les jours qui ont suivi leur mariage, ils sont allés partout, d’hôtel en hôtel. Au hasard, de quartier en quartier. Rue Blomet, hôtel Blomet. Rue Falguière, hôtel Fleuri, rue de Vaugirard, hôtel Plomion, rue Dutot, hôtel du Voyage. Du côté des gares, rue d’Édimbourg, hôtel d’Édimbourg, rue Jean-Bouton, hôtel des Voyageurs, rue du Départ, hôtel de Bretagne. Dans le Quartier latin, rue de Buci, hôtel Louisiana, rue Monsieur-le-Prince, hôtel des Balcons, rue Serpente, hôtel des Écoliers. Puis au nord, dans le quartier de la Goutte-d’Or, à Montmartre, aux Buttes-Chaumont. Les chambres étaient petites, surchauffées, mais dans la salle d’eau il fallait se doucher à l’eau froide faute de charbon pour le chauffe-eau. Ils arrivaient sans bagages, Laurent avec sa petite valise pour son rasoir et quelques accessoires de beauté pour Éthel, du linge de corps. Le regard du concierge s’allumait parfois, ou bien la logeuse leur disait d’un air entendu : « Les tourtereaux », quelque chose de ce genre. Éthel s’en souciait un peu : « Tu te rends compte, ils croient que nous ne sommes pas mariés ! » Mais lui s’en moquait, il faisait même exprès de se tromper quand il écrivait sur le registre Mademoiselle… et corrigeait aussitôt : Madame.
Ils avaient autrefois projeté d’autres voyages, d’explorer la Bretagne, d’aller en Irlande. Là, ils se contentaient de faire le tour de Paris en autobus. Ils pique-niquaient sur les bords de la Seine, ils poussaient jusqu’à la Marne. Un après-midi, Éthel a voulu emmener Laurent là où elle retrouvait autrefois Xénia, à l’allée des Cygnes. Elle a même revu, debout comme une statue de plâtre écaillé, le vieux satyre qui lorgne les amoureux dans les fourrés.
En tirant Laurent par la main, Éthel l’a conduit jusqu’à l’arbre-éléphant, d’où on voit très bien la tour Eiffel. Ils sont restés debout, parce que les bancs avaient été volés, et que la berge était trop boueuse pour s’asseoir. Les péniches passaient lentement, poussant de l’étrave une vague d’eau sale. Éthel voulait montrer à Laurent tout ce qu’elle aimait, les cheveux d’algues dans le courant, les tourbillons de lumière, les fleurs d’écume accrochées aux racines immergées. Mais Laurent ne disait rien. Il a allumé une cigarette, il l’a jetée aussitôt dans le fleuve, d’une pichenette. Il ne voulait pas rester, Éthel a pensé un instant que c’était par jalousie, parce qu’elle était venue à cet endroit en compagnie de Xénia.
Un peu plus tard, dans la chambre de l’hôtel des Entrepreneurs, rue du même nom, il s’est expliqué : « C’est un endroit terrible pour moi. Juste en face, c’est le Vél’ d’Hiv, là où ma tante Léonora a été emmenée par la police avec tous les Juifs de Paris, pour être déportée vers Drancy. Je ne peux pas le voir, m’en approcher, tu comprends ? »
Éthel ne comprenait pas. Pourquoi n’en avait-elle rien su ? Elle réalisait pourquoi Laurent voulait s’en aller, ne plus jamais revenir. Ce n’était pas pour l’aventure, ni parce que au Canada il avait trouvé un job. Elle non plus, elle ne reviendrait jamais.
Une seule fois, il a emmené Éthel jusqu’à l’appartement de sa tante, rue de Villersexel. Il n’avait jamais présenté Éthel à sa tante, par timidité, ou parce qu’il n’en avait pas eu l’occasion. Ils sont montés par l’escalier jusqu’au deuxième étage, l’ascenseur était en panne depuis le début de la guerre. C’était un bel immeuble de brique, avec un hall d’entrée à portes ouvragées et vitraux, des escaliers en bois sombre garnis d’un vieux tapis rouge usé jusqu’à la corde. L’endroit était silencieux, un peu inquiétant. Au deuxième, Laurent s’est arrêté devant une porte. Au-dessus du bouton de sonnette, une plaque de cuivre, sur laquelle Éthel a lu un nom : Vicomte d’Adhémar de Berriac. Éthel s’est dit que cela ressemblait aux fameux patronymes mauriciens. Laurent est resté un moment devant la porte, comme s’il réfléchissait. « Tu ne sonnes pas ? » a demandé Éthel. Il s’est renfrogné. « Inutile, ils ne savent rien. Édith leur a demandé. Ils viennent d’emménager. Personne ne sait rien, c’est comme si ma tante n’avait jamais habité ici. » Il s’est reculé lentement, les yeux toujours fixés sur la porte, une porte assez laide, au vernis écaillé, marquée au bas par des coups, est-ce que cela pouvait être les traces des policiers qui avaient tambouriné d’impatience sur la porte avec leurs godillots en attendant que la vieille dame ait enfilé son peignoir ? Ils n’en ont pas parlé le reste de la journée, ni les jours suivants. Ils n’ont plus approché du côté de l’allée des Cygnes ou du pont de Grenelle. La ville résonnait, comme une salle trop pleine, du bruit de la fête, de l’ivresse d’être libre. On entendait les ronflements des moteurs, les klaxons, la musique des cafés, les bastringues à la Bastille, place Maubert, à la porte Saint-Antoine. Pourtant Laurent ne pouvait cesser de penser à cette plaie ouverte, cette zone de silence au centre de Paris, l’affreuse piste cycliste, les gradins, les portes refermées sur ces hommes et ces femmes, ces enfants. Arrêtés chez eux à l’aube, et conduits sans méfiance, inconscients de ce qui les attendait. À qui les policiers, bonhommes, avaient dit, ne vous en faites pas, juste un contrôle, vous savez, les nouvelles lois, c’est pour votre bien, pour votre sécurité, le gouvernement vous protège, vous n’avez rien à craindre, pas la peine d’emporter quoi que ce soit, vous serez de retour chez vous ce soir.