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Laurent a parlé de la prison de Drancy, c’était la première fois qu’Éthel entendait ce nom — de grands bâtiments au nord de Paris, construits avant la guerre pour servir, ô ironie, de caserne aux gendarmes et dans lesquels Daladier avait fait enfermer les communistes. Qu’est-ce que la tante Léonora avait à voir avec les communistes ? Puis il n’a plus rien dit, peut-être parce qu’il ne savait rien d’autre. Au commissariat du quartier, à la préfecture de police, on se taisait. On évoquait prudemment une enquête en cours, on suggérait poliment un dépôt de plainte. Où étaient les responsables ? En fuite, ou peut-être avaient-ils été tués à la Libération, pendus à la lanterne ? Il y aurait sans doute des procès, des condamnations. Mais le silence qui se creusait au cœur de Paris, en face de l’allée des Cygnes, comment pourrai t-il se résorber ?

Laurent avait changé. Il n’était plus le garçon qu’Éthel avait connu autrefois, qui rougissait pour un rien, et dont les filles se moquaient. Quelque chose en lui maintenant s’était endurci. Pendant leurs nuits de noces à travers les quartiers, il parlait peu. Il prenait le bus avec Éthel, il marchait dans les rues d’un pas rapide. Quand il avait trouvé un hôtel, il entraînait Éthel à la chambre. Il avait hâte de faire l’amour, jusqu’à ce que leurs corps soient trempés de sueur, haletants, plongés dans une sorte d’insensibilité voisine de la douleur.

Jamais Éthel n’avait imaginé qu’on pût être dans cet état. C’était à la fois brutal, animal, et plein d’élan et de désir. Elle se laissait emporter, comme cette fois dans la foule où les soldats canadiens l’avaient entraînée dans leur ronde. Maintenant, c’était elle qui demandait, qui exigeait. Elle se serrait contre Laurent, leurs jambes emmêlées, ventre contre ventre, ne formant plus qu’un, partageant la même peau. Ils respiraient au même rythme, tremblaient de la même énergie dans leurs muscles, leurs tendons. À peine l’acte terminé, Éthel regardait Laurent, les yeux enfiévrés, sans sourire : « On recommence ? » Comme si, chaque fois qu’elle reprenait pied, elle était à nouveau happée par le courant.

Ils ne se parlaient plus. Une fois, il avait raconté des bribes de sa guerre. Une opération dans le nord de la France, le long d’un fleuve dont il ne savait même pas le nom. Les prisonniers partout, en haillons, hagards, affamés, leurs yeux clairs dans leur visage crasseux, pareils à des clochards, à des assassins.

Peut-être n’y avait-il pas eu de guerre, songeait Éthel. Comme pour elle et sa famille errant sur les routes, puis cachées dans la montagne. Seulement des crimes, des crimes et des criminels, des bandes lancées dans les campagnes pour piller, tuer et violer. Elle n’avait pas raconté à Laurent la faim, qui rongeait le ventre chaque jour, les vieux qui se disputaient des déchets entre les étals des marchés, sur la Côte d’Azur, les vallées de l’arrière-pays où la vie était ralentie, les nuées de mouches qui mangeaient la jambe de Justine. Tout cela ne pouvait pas facilement se raconter. C’était arrivé dans un autre monde.

Les nouvelles de Xénia sont venues de façon tout à fait inattendue. Laurent a lu un numéro de L’Illustration, dans lequel il était question d’un événement mondain, un défilé de mode à Paris, au bois de Boulogne, dans le Relais. La photo n’était pas très nette, elle montrait des filles de la fine fleur de la bourgeoisie mais, dans le commentaire, il était question de la comtesse Chavirov. En téléphonant au Relais, puis à l’agence, Éthel a réussi à contacter Xénia. Au téléphone, sa voix était toujours la même, un peu grave, enrouée. Il y avait un flottement. Elles ont quand même pris rendez-vous, non pas à l’allée des Cygnes, mais à la terrasse du Café du Louvre. Cela aussi marquait le changement.

Éthel est arrivée en avance, elle ne s’est pas assise tout de suite. Elle n’était même pas très sûre d’avoir envie de rester. Xénia est venue seule. Elle a paru plus grande, amaigrie. Elle ne portait pas de robe extravagante, mais un strict tailleur gris, et les cheveux coiffés en chignon. Éthel ne l’aurait pas reconnue. Elles se sont embrassées, et Éthel a noté qu’elle n’avait plus cette odeur de pauvreté qui naguère faisait battre son cœur d’émotion. Elles ont parlé de choses et d’autres, comme pour éviter le passé. Xénia avait toujours le même regard, mais avec quelque chose de plus froid.

« Et de ton côté ? »

Elle venait de parler de son mariage, de l’entreprise de haute couture qu’elle voulait créer, de l’appartement que Daniel avait acheté dans un beau quartier, près de la tour Eiffel. Elle n’écoutait Éthel que d’une oreille distraite. Elle avait des tics nerveux qu’Éthel ne lui connaissait pas, elle se grattait la tempe droite, elle faisait claquer les jointures de ses doigts.

La terrasse était au soleil, il faisait déjà très chaud. Peu à peu elles ont retrouvé l’engouement d’autrefois. Xénia n’avait pas perdu son sens du coq-à-l’âne, elle se moquait des filles court vêtues attablées avec des pioupious américains. « Les mêmes qui fricotaient avec les Allemands l’hiver dernier ! » Elles ont évoqué le temps du lycée de la rue Marguerin, les pions, le prof de français qui faisait du gringue, Mlle Jeanson avec sa robe qui se soulevait dans le vent, les filles, celles qui s’étaient mariées parce qu’elles étaient enceintes, celles qui avaient trouvé du boulot au ministère de la Marine, ou dans les Postes. Quand Éthel a parlé de Laurent, et de sa vie nouvelle avec lui au Canada, il lui a semblé que ça ne faisait pas plaisir à Xénia. Elle n’arrivait pas à imaginer que Xénia pût la jalouser, être de ces personnes qui n’acceptent pas le bonheur des autres. « Je suis bien contente pour toi, parce que franchement… » Qu’est-ce qu’elle était en train de dire ? Xénia continuait, et pour une fois ce n’était pas du sarcasme. « Tu vois, quand j’en parlais avec les autres, au lycée, on pensait que tu allais mal tourner, que tu serais comme la Karvélis, ou comme cette femme qui sculptait des chats, dont tu m’avais parlé, comment s’appelait-elle ? » Éthel regardait Xénia, elle s’étonnait de ne pas ressentir de honte. Dans le fond, elle préférait que tout se finisse dans la banalité. La grâce de l’extrême jeunesse envolée, il ne restait plus en Xénia qu’une femme comme les autres, toujours très belle, certes, mais un peu vulgaire, un peu méchante, probablement insatisfaite. C’était mieux. On ne pouvait pas passer sa vie à adorer une icône.

Là-dessus, Daniel Donner est arrivé. Il n’était pas tel qu’Éthel l’avait imaginé. Il était grand, brun, élégant, l’air sérieux. Il s’est assis en face de Xénia pour boire un expresso. Il ne parlait pas beaucoup, fumait cigarette sur cigarette, essuyait posément ses lunettes. À un moment, comme Éthel évoquait le travail de Xénia, la possibilité de créer sa griffe, d’étendre son projet à l’Amérique, Daniel a coupé : « Moi, tout ce que je veux, c’est vivre une vie normale. » Éthel s’est sentie offensée pour son amie, mais Xénia n’avait pas l’air de se demander ce que c’était, pour ce garçon, une « vie normale ». Elle tenait Daniel par le bout des doigts, c’était sa propriété, elle était prête à tout accepter. Éthel a compris que leur amitié n’existerait plus. Cela lui fut confirmé l’instant d’après, par un bref regard que Xénia et Daniel ont eu entre eux, l’air de se dire : « Bon, on s’en va ? »