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Plusieurs fois, Éthel est allée voir Xénia à l’atelier de couture où travaillait la comtesse Chavirov. C’était à l’autre bout de Paris, rue Geoffroy-Marie, non loin de la rue La Fayette, au deuxième étage d’un immeuble, toute une aventure. Une des premières fois qu’Éthel est arrivée là, la famille Chavirov était au complet, la maman courbée sur son bâti, en train de piquer, et les filles qui tournaient devant une glace déguisées en princesses. L’atelier était sombre, extrêmement en désordre, des cartons et des coupons de tissus empilés sur le sol. Mme Kar-vélis travaillait à une table, à première vue on aurait pu la prendre pour une employée de la comtesse. Xénia avait besoin d’un public, et quand Éthel est arrivée, elle s’est déchaînée. Elle se moquait ouvertement de Karvélis, elle l’attirait par la main, dansait autour d’elle en faisant froufrouter une longue robe de demoiselle d’honneur en organdi blanc. Marina tournait aussi, un peu en retrait, comme si elle dansait devant une glace, et le long appartement résonnait de leurs rires et de leurs applaudissements. Éthel regardait la scène avec fascination. C’était dérisoire et dramatique à la fois, un tourbillon de folie emportait ces filles et leur faisait défier la tristesse et l’accablement de leur destinée. Mme Chavirov n’avait pas bougé. Elle s’était arrêtée de coudre et elle regardait le spectacle, son visage un peu gris immobile et sans expression. À un moment, Xénia est venue jusqu’à Éthel et l’a entraînée dans la danse, son corps très cambré, plaçant les mains d’Éthel contre sa taille comme si elle était le cavalier, et l’enlaçant de son bras droit, la main posée sur son épaule. Éthel sentait son corps dur, les sangles du corset, et le parfum léger de ses cheveux, mélange entre soufre et cologne, un peu piquant, un peu écœurant. À la fin de la danse, elle a embrassé Éthel sur la joue, non pas légèrement, mais d’une embrassade fougueuse, presque brutale. Ce baiser sur le bas de la joue, tout près du coin des lèvres, a fait frémir Éthel. Tout cela était du jeu, de la provocation. Tenant toujours Éthel par la main, Xénia s’est inclinée devant Karvélis, et de sa voix un peu rauque, pas très élégante, elle a dit : « J’ai une annonce à faire ! » Et comme Marina et la comtesse semblaient n’avoir pas entendu, elle a répété en forçant la voix : « Ahum, ahum ! Mesdames, j’ai une annonce à faire… Éthel et moi avons décidé de nous fiancer ! » C’était immensément drôle, Éthel debout, un peu guindée dans sa jupe et son chemisier sombres, ses cheveux bruns tirés en chignon, ses pieds à plat dans des chaussures strictes sans talons, et Xénia époustouflante dans ses voiles et ses volants blancs, ses pieds mignons dans des escarpins dorés, pareille à une mariée. Plus tard, dans la rue, marchant du côté de Rivoli, puis vers le pont du Carrousel, Xénia expliquait la vie à Éthel : « Moi, je n’ai pas de problème avec Sapho, tout ce que je demande, c’est qu’elle n’ait pas envie de moi, tu comprends ? » Éthel se retenait d’ouvrir de grands yeux. « Bien sûr, je comprends. » Tout d’un coup, elle découvrait un monde caché, la raison de cette gêne légère qu’elle ressentait lorsqu’elle se trouvait seule avec Mlle Decoux dans son atelier de sculpteur, imprégné de l’odeur du tabac et de la sueur. Cette femme épaisse aux petits yeux noirs comme des olives, et qui était toujours si familière, la tenait par le bras et l’embrassait avec une force très masculine. Elle hésitait à en parler. « Cette artiste, mon grand-oncle lui loue un atelier à côté, elle fume le cigare… » Xénia n’écoutait pas vraiment. « Fumer, ça ne veut rien dire. Est-ce qu’elle vit avec une femme ? » Éthel devait admettre qu’elle n’en savait rien. « Elle a beaucoup de chats, elle sculpte des animaux, des… » « C’est une folle alors », a tranché Xénia. Et elles n’en ont plus jamais reparlé.

Pour lui plaire, Éthel a acheté une méthode de russe. Elle s’entraînait le soir, dans son lit. Elle répétait « ia liou-bliou », et les leçons qui s’enchaînaient sans logique, mais elle ne gardait que ce qu’elle voulait, conjuguer le verbe aimer. Un jour, dans l’atelier de la rue Geoffroy-Marie, elle s’est lancée, elle a dit à Mme Chavirov : « Kak pajivaietie ? » Et comme la comtesse s’extasiait, Xénia s’est moquée, de sa voix très sarcastique : « Oui, Éthel parle très bien, elle sait dire Kak pajivaietie, et puis ia znaïou gavarit pa rousski, et aussi gdie toiliet ? » Éthel a senti son visage devenir très rouge, elle n’était pas sûre d’éprouver de la colère ou de la honte. Xénia maniait très bien l’offense et la caresse, elle avait appris cela depuis son enfance, pour survivre. Quelque temps après, au hasard de leurs promenades dans les rues de Paris, dans les jardins du Luxembourg, elle a donné une leçon particulière à Éthel, mais c’était particulier en effet, il n’y était question que d’amour, une suite de phrases sans aucune application pratique. Elle faisait répéter : ia doumaïou chto ana ievo lioubit, je crois bien qu’elle l’aime, ia znaïou chto on ieïo lioubit, je sais qu’il l’aime, et puis, lioubov, vlioubliommyï, vlioublionna, elle disait ces mots en glissant longuement sur la syllabe finale, et daragaïa, maïa daragaïa padrouga. Elle fermait à demi les yeux, disait : kharacho, mnie kharachooo… Elle se tournait vers Éthel : ty, davolnaïa ? Est-ce que tu es contente ?

En juillet, l’allée des Cygnes était loin de tout, perdue au milieu de la Seine. C’est là que Xénia donnait ses rendez-vous. Elle ne disait jamais, comme les autres filles : « Alors, à demain, à la même heure… » Elle tournait les talons et elle s’éloignait vite, à grands pas, elle disparaissait en un instant dans la foule de la rue de Rennes, du boulevard du Montparnasse. Éthel sortait tôt, l’air affairé : « Où vas-tu ? » demandait Justine, et elle restait évasive : « Faire des courses avec une amie. » Elle n’inventait pas de gros mensonges, elle ne parlait pas de leçons de piano, de répétitions à la chorale.

Elle arrivait sur l’île en descendant l’escalier du pont du métro aérien. Le matin, la longue allée était déserte, l’ombre des frênes très fraîche. Parfois, elle voyait une silhouette au loin, au bout de l’allée. Des hommes seuls, pas très rassurants. Elle marchait vers eux, d’un pas décidé, comme si elle n’avait pas peur. C’était Xénia qui lui avait appris : « Si tu marches comme ça, sans hésiter, c’est toi qui leur fais peur. Surtout, il ne faut pas ralentir, ne pas regarder. Tu fixes un point imaginaire, tu imagines que quelqu’un t’attend. » Ça devait réussir, puisque personne ne l’abordait.

Xénia l’attendait toujours au même endroit. Elle l’appelait l’arbre-éléphant, un très grand frêne enraciné dans la berge, dont les branches maîtresses étaient courbées au ras du fleuve, pareilles à des dents, à des trompes. Elles restaient là, debout, sans parler, à regarder l’eau verte et les cheveux bruns qui ondulaient dans le courant. Puis elles s’asseyaient sur un banc, à l’ombre des platanes, voyant glisser les péniches, celles qui remontaient la Seine en repoussant une vague jaune, celles amarrées de l’autre côté, le long du quai. Elles parlaient de partir. Xénia voulait le Canada, la neige, les forêts. Elle imaginait un grand amour avec un garçon qui posséderait des terres, un haras. En réalité, son grand amour, c’étaient les chevaux, comme ceux qu’on montait autrefois en Russie, dans le domaine de son père. Éthel parlait de Maurice, de la propriété d’Alma comme si cela existait encore. Elle racontait la collecte des fruits zako, les graines de baobab, et les baignades dans les ruisseaux froids, au milieu de la forêt. Elle en parlait comme si elle l’avait vécu, mais c’étaient les bribes qu’elle avait recueillies de la bouche de la tante Milou, de la tante Pauline, les éclats de voix d’Alexandre quand il parlait créole. Xénia n’écoutait pas vraiment. Parfois elle coupait court. Elle montrait la ville qui bouillait de l’autre côté du fleuve, le pont arqué où roulent les trains, la silhouette de la tour Eiffel, les immeubles. « Pour moi, c’est ici que tout se passe. Les souvenirs, ça me donne mal au cœur. Je veux changer de vie, je ne veux pas vivre comme une mendiante. »