Elle ne parlait pas encore de fiancé, de mariage. Mais sur son visage, on pouvait lire sa détermination. Il était clair qu’elle avait construit sa vie, qu’elle avait déjà tout arrêté d’avance. Elle ne laisserait personne troubler sa chance.
Conversations de salon
Le salon de la rue du Cotentin n’était pas très grand, mais chaque premier dimanche du mois, à midi et demi, il s’emplissait des visiteurs, parents, amis, relations de passage, qu’Alexandre Brun invitait à déjeuner et à passer l’après-midi. C’était un rituel auquel le père d’Éthel n’aurait pas voulu manquer. À Monsieur Soliman qui critiquait ces réunions, disant qu’elles fatiguaient sa nièce et qu’elles coûtaient cher, Alexandre répondait : « Mon cher, un avocat n’existerait pas sans ces mondanités, elles sont son terrain de chasse. » Monsieur Soliman haussait les épaules. Alexandre en arrivant de Maurice avait en effet accompli ses études de droit, mais il n’en avait rien fait. Il n’avait jamais plaidé et s’était contenté de faire des affaires, investissant l’argent de son héritage dans des projets fumeux, dans l’achat de parts et d’actions de sociétés en faillite. Mais il était artiste, bon chanteur, bon musicien, avait de la faconde, portait beau avec ses moustaches en croc et sa masse de cheveux noirs, ses yeux bleus, sa haute stature, et les réunions du dimanche étaient toujours un succès. Justine était très amoureuse de son mari et, pour ne pas lui faire de peine, Monsieur Soliman ne formulait pas ses critiques en public. Il évitait simplement les réunions du salon, prétextant une indisposition, une occupation, ou simplement un contretemps. Alexandre n’était pas dupe, mais il n’était pas homme à se laisser décontenancer. Il entretenait avec son oncle par alliance des relations distantes, courtoises, un peu ironiques, que ses façons exotiques, sa bonne humeur et surtout son accent créole rendaient très peu dramatiques.
Éthel avait toujours connu l’ambiance de ces réunions, cela faisait partie de sa vie familiale, du décor de son enfance. Petite, elle déjeunait vite, et se juchait sur les genoux de son père pour la partie la plus longue de l’après-midi, quand il s’asseyait dans son fauteuil de cuir pour discuter avec ses invités. Il fumait alors cigarette sur cigarette, qu’il roulait lui-même dans une petite machine. Éthel avait le privilège de prendre les pincées de tabac noir et de les serrer sur la bande de caoutchouc entre les rouleaux, puis de lécher soigneusement le bord de la feuille de papier Job — tout cela sous l’œil réprobateur de sa mère, qui n’osait rien dire, et parfois le sarcasme d’un invité : « Il ne faudra pas s’étonner plus tard si elle fume la pipe comme George Sand ou Rosa Bonheur ! » Alexandre ne se laissait pas démonter : « Et quel mal à cela ? Nous avons bien une locataire qui fume le cigare et met des pantalons ! » Mlle Decoux, une originale. Dans son atelier, au rez-de-chaussée de la rue du Cotentin, de l’autre côté du jardin, elle sculptait dans la pierre des silhouettes d’animaux, principalement des chiens et des chats. Son comportement et sa façon de s’habiller et sa tabagie offusquaient beaucoup de gens dans le quartier, mais elle était vive et gentille, et pour cela Monsieur Soliman n’avait pas hésité à l’héberger, même si elle ne payait pas très régulièrement son loyer. Parfois il emmenait Éthel rendre visite à Mlle Decoux. Dans la grande pièce éclairée par un jour pâle venant des verrières, Éthel circulait au milieu des animaux figés dans leur pose, chats à l’affût ou dormant, chiens fous, chiens assis, chiens couchés, les pattes avant bien droites devant eux, la tête dans une posture hiératique. Au milieu des statues, des formes furtives circulaient, couraient se cacher dans les coins, effleuraient les mollets d’Éthel par-derrière, une partie de la ménagerie vivante de Mlle Decoux, composée surtout de chats errants qu’elle recueillait et nourrissait, avant de les donner à qui en voulait.
Petite, Éthel aimait bien s’endormir sur les genoux de son père en écoutant le roulement de la conversation. Le fauteuil préféré d’Alexandre était large et profond, en cuir lie-de-vin rendu brillant au contact des vestes de tweed et des pantalons d’Alexandre, imprégné d’une odeur douce, un peu écœurante, mélange de tabac, de relents de cuisine, et du cognac qu’il aimait boire après déjeuner. Les voix lançaient des bribes, des éclats, la musique de l’accent mauricien qui montait, descendait, la voix grave d’Alexandre, les voix aiguës et chantantes des femmes, tante Pauline, tante Willelmine, tante Milou.
« … les yeux bleus, les cheveux blonds… »
« Mon cher, je vous assure… »
« In-vrai-sembla-ble ! »
« Mais enfin, Seigneur Jésus ! »
Tôt ou tard, la conversation dérivait. C’était invariable. Éthel aurait pu dire à quel instant précis, ce qui déclenchait la dérive. Cela suivait une sorte de signal secret. Alexandre repoussait son assiette, où le cari avait laissé une marque orange pareille à la ligne des vives-eaux sur une plage. Les restes de brèdes et de grains imitaient très bien les algues déposées par la marée.
Même quand elle avait grandi et qu’elle avait cessé de se jucher sur les genoux de son père pour s’endormir, Éthel aimait bien ce moment après le déjeuner où ses sens s’engourdissaient. Elle approchait sa chaise de celle de son père, elle respirait l’odeur acre douce de ses cigarettes, elle l’écoutait parler du temps jadis, là-bas, dans l’île, quand tout existait encore, la grande maison, les jardins, les soirées sous la varangue.
« C’était la vieille Yaya, tu te souviens, Milou ? Quand nous revenions de l’école de miss Briggs, nous étions morts de faim, alors nous ti faire coquin avec les mangues de son jardin, et elle avait gardé les noyaux de mangues que nous avions mangées, elle nous bombardait avec nos propres noyaux ! » Les rires fusaient, les tantes commentaient, Milou surtout, la sœur cadette d’Alexandre, aussi noire que les autres étaient blondes, avec des yeux verts où la pupille nageait, tout le monde disait qu’elle était méchante. « C’est noyau kili ! » Les autres reprenaient en gloussant : « Noyau kili ! » C’était le dicton préféré d’Alexandre : mangue li goût, so noyau kili, la mangue c’est bon, mais que peut-on dire de son noyau ?
Pourquoi Monsieur Soliman était-il resté étranger à tout cela ? Il avait rompu les amarres, il avait quitté l’île à l’âge de dix-huit ans, n’était jamais retourné. Il dédaignait ses concitoyens, les trouvait mesquins, ragoteurs, inintéressants. Un jour, Éthel lui avait posé la question : « Grand-père (elle aimait bien l’appeler ainsi et lui dire vous), pourquoi avez-vous quitté l’île Maurice ? Ce n’est pas joli là-bas ? » Il l’avait regardée avec perplexité, comme s’il n’avait jamais pensé à la question. Puis il a dit simplement : « Petit pays, petites gens. » Mais il n’avait rien expliqué.
Les voix montaient, descendaient. Résonnaient des noms de lieux, Rose Hill, Beau Bassin, l’Aventure, Riche en Eau, Balaclava, Mahébourg, Moka, Minissy, Grand Bassin, Trou aux Biches, les Amourettes, Ébène, Vieux Quatre Bornes, Camp Wolof, Quartier Militaire. Des noms de gens aussi, Thévenin, Malard, Éléonore Békel, Odile Du Jardin, Madeleine Passereau, Céline, Étiennette, Antoinette, et les surnoms des hommes, Dileau Canal, Gros Casse, Faire Zoli, Fer Blanc, Gueule Pavée, Tonton Ziz, Licien, Lalo, Lamain Lamoque, N’a-que-les-os.