Les étrangers se sentaient exclus. Les étrangers, c’étaient ceux du clan des Soliman, oncles, tantes, cousins et cousines du côté de la mère d’Éthel, toujours en infériorité numérique, et complètement surclassés par le clan des Brun, ces Mauriciens au parler fort, au rire communicatif, dotés d’humour et de méchanceté, capables quand ils étaient ensemble de tenir tête à n’importe quel discoureur, fût-il parisien.
Alexandre, du reste, ne manquait pas d’afficher le peu d’estime dans lequel il tenait les capitalins : « Le Parisien, né malin, avait-il coutume d’énoncer pour clore tout débat, est le dernier des imbéciles. »
Il y avait aussi les occasionnels. Parmi eux, un petit homme chauve et jaune, aux yeux très noirs, qu’Éthel avait tout de suite détesté. Que faisait-il dans la vie ? Ça n’était pas clair. Un jour, Éthel avait posé la question à son père. « C’est un industriel. » Et comme si c’était insuffisant, il avait ajouté : « C’est un aventurier des temps modernes. Il travaille à la Bourse. »
Claudius Talon avait incontestablement pris l’ascendant sur Alexandre. Il avait réponse à tout, connaissait tout le monde, prétendait avoir des appuis dans la politique et la finance. Mais ce n’était pas à cause de ses opinions ou de ses prétentions qu’Éthel le haïssait. Un jour qu’elle était seule dans le couloir, Talon l’avait caressée dans le cou en se penchant sur elle, son souffle tiède tout près de son oreille. Elle avait treize ans, elle n’avait pas oublié la peur qui l’avait figée sur place, tandis que du dos des phalanges le petit homme frôlait son cou et sa nuque, comme s’il réfléchissait à la manière pour l’étrangler. Elle s’était sauvée, barricadée dans sa chambre, mais elle n’avait rien dit, elle imaginait son père en train de l’excuser devant les invités : « Ma fille ne se sent pas très bien, c’est l’âge difficile… »
Celui qu’Éthel aimait bien, c’était un jeune homme du nom de Laurent Feld, un Anglais aux cheveux roux et bouclés, joli comme une fille, qui venait rendre visite de temps en temps aux Brun. Éthel avait l’impression de l’avoir toujours connu, au point qu’elle croyait qu’il faisait partie de sa famille. Au hasard des conversations, elle avait compris que Laurent Feld était simplement un ami, ou plutôt le fils d’un ami d’enfance d’Alexandre, le docteur Feld, qu’il avait connu à la Réunion. Lui aussi était des îles, même s’il avait perdu l’accent chantant et que l’Angleterre avait imprimé en lui des manières et un goût vestimentaire qui détonnaient dans le salon de la rue du Cotentin. Éthel aimait sa timidité, sa réserve, sa bonne humeur. Quand il entrait dans le salon, elle regardait cette sorte de halo de lumière rouge qui entourait son visage, elle en ressentait de la joie, sans qu’elle pût dire pourquoi. Elle venait s’asseoir près de lui, elle lui posait des questions sur sa vie en Angleterre, ses études de droit, ses hobbies, la musique qu’il aimait, les livres qu’il avait lus, etc. Elle appréciait le fait qu’il ne fumait pas. Peut-être que ce qui la touchait le plus chez ce garçon c’était qu’il n’avait plus ni père ni mère. Sa mère était morte à sa naissance, et son père était décédé de maladie quand Laurent avait une dizaine d’années. Il avait une sœur aînée, Édith, et à la mort de leurs parents c’était leur tante Léonora qui les avait élevés, avait payé leurs études. Quand Laurent venait à Paris, c’était chez cette tante qu’il logeait, dans le Quartier latin. Éthel imaginait Laurent jeune homme, vivant seul à Londres, sans vraie famille, elle imaginait qu’il aurait pu être son frère, qu’elle l’aurait admiré, soutenu, il lui aurait raconté sa vie, elle aurait partagé sa solitude. C’était aussi pour elle une façon d’échapper à ses parents, à la tension qui grandissait entre son père et sa mère, à leurs disputes, à leur guerre souterraine.
Quand elle était toute petite, les choses déjà n’allaient pas très bien entre Justine et Alexandre. Un jour, après une de leurs querelles, elle leur avait tenu tête les yeux pleins de larmes, elle leur avait crié : « Pourquoi vous ne m’avez pas donné un petitfrère ou une petite sœur ? Avec qui je vais parler quand vous serez vieux ! » Elle se souvenait, oui, de l’expression honteuse sur leur visage. Puis ils n’y avaient plus pensé, et tout avait continué comme avant, et elle n’avait plus jamais recommencé.
Quelque chose a changé dans le ton. Ou est-ce Éthel qui est devenue soudain, à l’adolescence, plus attentive à ce qui se disait dans le salon des Brun ? Un durcissement, aurait-on dit, une âpreté. Alexandre avait toujours eu sa marotte de la révolution anarchiste, du Grand Soir où Paris serait mis à feu et à sang, où on pendrait les bourgeois et les propriétaires à la lanterne des carrefours. C’était même, du plus loin qu’Éthel se souvînt, un sujet de plaisanterie dans la famille. Quand il s’ennuyait, ou à la suite d’une de ses disputes avec Justine, il frappait à la porte de la chambre d’Éthel : « Fais ton sac, demain nous partons à la campagne, ça va être le Grand Soir. » Elle essayait de résister : « Mais l’école, papa ? » Lui, péremptoire : « Je ne tiens pas à être dans Paris quand ça va brûler. » Ils allaient toujours au même endroit, une petite maison de campagne qu’Alexandre louait à l’année à côté de la forêt, à La Ferté-Alais. Il allait voir voler les avions. Dans le jardin de la maison, il avait construit, avec l’aide d’un menuisier local, du nom de Bijart, la maquette d’un dirigeable à ailes qui, selon ses dires, rendrait définitivement caduc le plus lourd que l’air. « Des billevesées, avait grommelé Monsieur Soliman, un jour qu’Éthel lui parlait des plans de son père. Voilà à quoi il passe son temps, au lieu de travailler. » Éthel n’en avait plus jamais parlé. Mais elle aimait bien aller au champ d’aviation, sa main dans la main de son père, et marcher dans la boue au milieu de ces étranges machines aux ailes levées, avec leurs hélices immobiles. Elle connaissait tous leurs noms, Latécoère, Breguet, Hotchkiss, Paleron, Voisin, Humber, Ryan, Farman. Un jour avec son père, elle a vu le Caudron-Renault piloté par Hélène Boucher. C’était quelques mois avant sa mort, en juin ou juillet 1934. Un avion qui lui a paru géant avec son museau de requin et ses ailes courtes, et son unique hélice d’aluminium. Éthel rêvait de rencontrer Hélène, de faire comme elle. Alexandre a eu un sourire. « On ira à Orly la voir voler, c’est promis. » Mais ils n’y sont jamais allés, peut-être est-ce le temps qui a manqué.
On sentait une sorte de hâte, comme si on se dépêchait d’en finir. Mais de finir de quoi ? Éthel écoutait les adultes parler, remuer leurs idées. Cela se passait après le repas, quand la bonne Ida venait de desservir. Alexandre organisait le débat à la façon d’une pièce de théâtre. D’un côté les Mauriciens-Réunionnais, de l’autre les étrangers, les Parisiens, ou assimilés. La question portait sur l’actualité, mais tout de suite la conversation débordait, c’était un affrontement de personnalités, d’idéologies, de professions de foi. Éthel aurait voulu tout écrire, tant elle trouvait cela insensé, ridicule.
« Kerenski l’a compris, il l’a dit, mais personne ne l’écoute. Il sait de quoi il parle, il était là au début, quand les bolchevistes ont pris le pouvoir.
— La révolution était inévitable. Mais seul Kerenski pouvait en faire quelque chose, dompter la bête. C’était leur Mirabeau.
— Oui, mais les Mirabeau, on sait ce qui leur arrive.
— Évidemment tout le monde l’a laissé tomber, on s’en lave les mains, c’est comme à Locarno. »