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— En ce qui concerne les chiens, je sais seulement ce que m’a révélé mon grand-père. Un beau matin, ils sont apparus, venus d’on ne savait où, comme par génération spontanée. Comme s’ils avaient deviné que nous n’attentions qu’eux pour nous adonner au rituel de la chasse à courre.

— Nous leur donnons le nom de chiens, ou de limiers, alors qu’ils ne le sont pas vraiment. Pourquoi ne pas dire « chevaux », en parlant des montures ?

Dimity se laissa glisser dans le fond de la baignoire ; il n’émergeait plus que l’ovale de son visage. Cette paisible conversation lui faisait le plus grand bien. Sa mère était sans défaut, sans reproche, il n’y avait pas de limite à leur affection réciproque. Accepterait-elle de lui savonner le dos ?

Rowena, cependant, considérait la question de sa fille et lui trouvait un fond d’impertinence.

— Je doute fort que les Hipparions apprécient d’être désignés par ce mot, dit-elle enfin sur un ton mesuré.

— Pourtant, ils tolèrent qu’on les traite de montures ?

— Ils ne tolèrent rien du tout. Nous prenons garde d’éviter l’emploi de ce terme en leur présence, tu devrais le savoir. Du reste, nous ne faisons jamais allusion à eux lorsqu’ils se trouvent à proximité. Pour rien au monde nous ne voudrions froisser leur susceptibilité.

— Cela vous met la tête à l’envers, tu ne trouves pas ?

Rowena se figea, soudain très alarmée.

— Quoi donc ?

— La chasse. À la longue, le supplice enduré, la passivité à laquelle on se trouve réduit, tous ces facteurs produisent une sensation bizarre, un léger vertige.

— Plutôt un effet d’engourdissement, ou d’hypnose. C’est une chance. Sans cela, quel ennui !

Sur ces mots, elle se leva, laissa une serviette pliée à côté de la baignoire et quitta la pièce dont elle prit soin de refermer la porte, afin que la vapeur ne s’échappe pas.

Que fallait-il penser de l’impression qu’avait ressentie Dimity d’être surveillée par un chien ? Rowena fronça les sourcils ; une sorte d’épouvante se peignit sur ses traits. Plus tôt Sylvan serait mis au courant, mieux cela vaudrait. Pour l’heure, il devait être en conférence avec Figor. Ils en auraient pour la soirée à discuter de la réponse appropriée qu’il convenait de fournir à la missive du Saint-Siège. Sylvan aimait sa sœur, et sa vigilance se relâchait rarement. Peut-être avait-il lui-même remarqué quelque chose d’insolite ? À moins que la petite n’eût été le jouet d’une illusion, engendrée par l’épuisement, la souffrance, l’absurdité de cette interminable épreuve d’endurance ?

Mais pourquoi son imagination aurait-elle enfanté un fantasme si abominable ? Invente-t-on le regard d’un chien fixé sur soi ? D’un autre côté, pourquoi l’animal se serait-il livré à ce manège plutôt menaçant, surtout dans les circonstances d’un retour de chasse victorieux, quand la meute, satisfaite et repue, était toujours d’excellente humeur ? Dimity avait-elle eu connaissance, par ouï-dire, en établissant des recoupements, du destin tragique de Janetta ? Avait-elle eu la révélation intuitive de la face cachée des choses ?

À la première occasion, dès que serait réglée l’insignifiante question de la mission scientifique, elle aurait une longue conversation avec Sylvan.

La Prairie, inlassable dialogue de l’herbe avec le ciel, à peine troublé par la présence des villages et des estancias, encore moins par le jeu des chasseurs et de leurs victimes.

Dans la région boréale où l’herbe devient rare se trouvent les ruines d’une cité Arbai très semblable aux autres cités construites par cette race éteinte, et dont on a trouvé des vestiges sur tous les mondes habités. La cité de la Prairie est pourtant singulière, dans la mesure où tous ses habitants semblent avoir succombé à une mort violente. Les moines de la Fraternité s’affairent au milieu des ruines. Archéologues improvisés, ils creusent de nouvelles tranchées, fouillent, classent les objets mis au jour ; les copistes transcrivent inlassablement les fragiles manuscrits découverts dans la bibliothèque.

Au nord du chantier, dans le vaste monastère à l’architecture médiévale, vivent et travaillent d’autres frères. Ils entretiennent le jardin potager, élèvent volailles et cochons, parcourent la steppe pour propager la bonne parole, celle-ci étant recueillie par les Hipparions. D’aucuns prétendent que les renards eux-mêmes n’y demeurent pas indifférents.

Enfin, dans la partie la plus aride de la Prairie, au sommet d’un plateau cerné de sombres forêts marécageuses, jouxtant le Bourg et ses banlieues, sont rassemblées les installations portuaires avec les ateliers de réparation, les entrepôts et les bureaux de compagnies de navigation, les fermes hydroponiques, les carrières à ciel ouvert, le bassin minier, quelques riches pâturages communaux, sur tout cela planant le bruyant désordre qui accompagne toujours les affaires des hommes. Dans les rues de la cité, les étrangers vont et viennent sans être inquiétés, les voyageurs venus de mondes lointains vaquent à leurs occupations, aussi pitoyables qu’énigmatiques, ainsi que l’affirment doctement les aristocrates.

Le trafic du port est intense. À toute heure du jour, les vaisseaux se posent en douceur sur leurs puissants ailerons. Ils arrivent de Shafne, de Semling, ou de la planète que les étourdis appellent le Saint-Siège, avant de se souvenir qu’elle fut le berceau de l’homme et porte toujours le nom de Terre. La Zone Franche accorde droit de passage ou de séjour à toutes sortes d’individus des deux sexes et de professions diverses, négociants, artisans, simples touristes en transit, membres d’équipage, prédicateurs… À tous, il faut fournir le gîte et le couvert, des centres commerciaux, des lieux de plaisir et des lieux de culte. Les enfants ne sont pas oubliés. La cité comprend de nombreux terrains de jeu et plusieurs écoles.

De loin en loin, une bande de galopins désœuvrés ou quelques visiteurs trouvant le temps bien long après avoir épuisé les charmes de la Zone laissent derrière eux la vivante multitude pour suivre le versant du massif qui descend en pente douce jusqu’à l’orée du marécage. À pied, c’est l’affaire de quelques heures. Dès que l’on arrive en terrain plat, le sol devient mou, élastique, et se mue peu à peu en un espace gluant d’eau verte et fangeuse sous les pas du marcheur opiniâtre. Le marais est le domaine des palétuviers géants ; ils déploient comme des ombrelles leurs immenses feuilles couleur de lavande sous lesquelles se dressent de froides et pâles corolles tubulaires, semblables à des cierges. La pénombre bleue est traversée par le vol incessant de phalènes grosses comme des perroquets. Leurs ailes duveteuses répandent une poussière au parfum d’encens. À la nuit tombée, de monstrueux crapauds dont les ancêtres sont arrivés dans les bagages des premiers colons, semblent se dépenser en mortelles imprécations à l’adresse les uns des autres.

Pour se risquer plus avant dans ce labyrinthe de canaux sinuant à travers un désordre d’îles boisées, il faudrait une embarcation à fond plat, avec une longue perche capable de s’arc-bouter contre les profondeurs boueuses. Peut-être irait-on plus vite en s’aidant d’une pagaie qui fendrait sans bruit la surface lisse et sombre.

Certains ont tenté l’aventure, des jeunes gens du Bourg, quelques jeunes filles, tous hardis explorateurs dont l’audace se nourrissait d’ennui autant que de curiosité. Ils se construisirent ou se procurèrent un esquif plus ou moins grand, plus ou moins solide, et disparurent entre la multitude des troncs de palétuviers formant comme autant de piliers qui soutiennent l’édifice glorieux du feuillage. Un très petit nombre d’entre eux revinrent. D’autres, robustes voyageurs interplanétaires, succombèrent eux aussi à la fascination du marécage. On ne les revit jamais. Aucun n’était aussi puissant que l’eau noire ; aucun n’était capable de tenir tête à la forêt.