Qu’en fut-il de ceux, une poignée, qui survécurent à l’expérience ? Interrogés, ils répondent par d’évasives descriptions de ténèbres et de moiteurs, toutes plus visqueuses, plus profondes, plus insinuantes à mesure que l’on s’éloigne de la rive. Les survivants n’avaient jamais grand-chose à dire. Ils donnaient l’impression d’être entrés dans la forêt et d’en être ressortis par hasard, presque à leur insu, alors qu’ils étaient dans un demi-sommeil. Ils n’avaient rien vu, rien entendu.
Au fond, qui s’en soucie ? Quel besoin a-t-on de relever le défi de cette forêt inviolable, ou d’aller voir ce qu’il y a au-delà ? Elle verrouille les quatre points cardinaux, avec ses arbres prodigieux, ses crapauds, son eau sournoise qui signifie pour l’explorateur imprudent le terrible sortilège d’une mort affreuse.
Si vaste et si belle est la forêt qu’un mythe s’est forgé parmi les habitants de la Zone Franche. Un jour, de ses profondeurs naîtront des merveilles insoupçonnées. Il suffit d’être patient.
3
Comme toujours, les rues de St. Magdalen étaient un bourbier. Marjorie Westriding Yrarier n’en abandonna pas moins son gyroplaneur à l’entrée du hameau, devant le poste de guet ; pataugeant dans l’ignoble gadoue qui giclait sous ses bottes à chaque pas, elle contourna la chapelle, longea le local de la soupe populaire et poursuivit son chemin laborieux jusqu’au taudis que l’on avait attribué à Bellalou Benice et à sa progéniture. Sur les trois enfants, une seule était encore à sa charge, la petite Lily Ann, depuis que les deux rejetons légaux avaient répudié leur mère un mois auparavant. Du moins ces deux-là étaient-ils peu ou prou hors d’affaire, et sans doute Bellalou les avait-elle encouragés, sitôt atteint l’âge requis, à exécuter les formalités de répudiation. Sur Terre, le gouvernement fédéral et les conseils de provinces se réclamaient tous de l’héritage judéo-chrétien, mais les enfants illégaux se voyaient dispenser d’observer le précepte : « Tu honoreras ton père et ta mère. »
Arrivée devant le bouge, Marjorie racla ses bottes contre l’arête de la marche. Rien ne justifiait l’état de délabrement abject dans lequel était maintenu le hameau. Il eût été financièrement plus avantageux de paver les chaussées une fois pour toutes que de procéder à l’installation de coûteux trottoirs provisoires à l’occasion des visites trimestrielles du conseil. La voix de Marjorie ne pesait guère au sein de cette assemblée dont les membres ne faisaient pas mystère de l’indifférence que leur inspiraient les œuvres de bienfaisance. On la félicitait, bien sûr, on louait son courage et son dévouement. Marjorie en avait conçu jadis une immense fierté. Jadis, quand ses yeux ne s’étaient pas encore dessillés. La porte s’entrouvrit, révélant le visage boursouflé de Bellalou Benice. Quelqu’un l’avait encore rouée de coups. Voilà au moins une indignité que l’on ne pouvait mettre sur le compte de son époux putatif. Condamné pour procréation illégale, il avait été exécuté l’an passé.
— Madame, marmonna Bellalou.
— Bonjour. Marjorie lui adressa son sourire le plus naturel, compte tenu des circonstances, attentive à ne pas adopter le ton et les manières d’une dame patronnesse. Comment va Lily ?
— Très bien. Elle va très bien.
Lily, naturellement, n’aurait pu aller plus mal. Elle montrait un visage aussi tuméfié que l’était celui de sa mère et gratifia la visiteuse d’un regard agressif.
— Encore vous ! Vous ne me lâcherez donc jamais !
— Il s’agit de te maintenir en vie jusqu’à ton départ, Lily.
— Je serais plus heureuse si j’étais morte, y avez-vous déjà pensé ?
Marjorie fit signe que oui, elle y avait déjà pensé. Pour la plupart des illégaux, en effet, une mort immédiate était peut-être un sort préférable à celui qui les attendait, la planète pénitentiaire, où les deux tiers d’entre eux n’atteindraient jamais leur trentième anniversaire, quoi qu’il en soit.
— Tais-toi donc, la gourmanda sa mère. Ne faites pas attention, madame, la pauvre ne sait pas ce qu’elle dit.
— À qui feras-tu croire ça ? riposta la gamine.
Marjorie se sentit obligée d’intervenir, autant pour se convaincre elle-même que pour mettre un peu de baume sur le cœur de la petite.
— L’avenir n’est pas si sombre, Lily. Sur la Pénitentiaire, en tout cas, les enfants sont les bienvenus.
Sur ce point, tout au moins, elle ne mentait pas. Le contrôle des naissances s’accompagnait ici de mesures draconiennes : la nouvelle colonie, par contre, pratiquait une politique ultra-nataliste.
— Je ne veux qu’un enfant ! cria Lily. Je veux l’enfant que vous m’avez pris. Vous n’êtes qu’une voleuse !
Lily n’avait que ce mot à la bouche, depuis l’avortement clandestin. Marjorie avait tout organisé, mettant ainsi en péril sa propre liberté, et son mariage, par la même occasion. Elle avait violé la loi pour porter secours à cette malheureuse, et ce forfait ne lui aurait valu ni l’indulgence du tribunal, ni celle de Rigo. Il y avait lieu de penser que le Père Sandoval, son confesseur, n’aurait pas manifesté d’enthousiasme excessif, si elle avait eu l’imprudence de le mettre au courant.
— Lady Westriding ne t’a rien volé, mon ange. L’avortement, c’était pour ton bien, comme si tu ne le savais pas. Bellalou parlait d’une voix calme, mais son regard adjurait sa fille de se montrer raisonnable, envers et contre tout. Si tu avais gardé l’enfant, tu n’aurais pas pu mettre le nez dehors sans risquer ta vie. Ils t’auraient abattue, Lily. Les illégaux ne peuvent pas avoir d’enfant, c’est la loi. Tout ira mieux sur la Pénitentiaire, j’en suis sûre.
Aucune femme ne pouvait avoir plus de deux enfants ; à partir du troisième, ils devenaient illégaux, et les géniteurs se voyaient dépouiller de leurs droits civiques. En mettant au monde Lily, Bellalou s’était condamnée à vivre en paria.
— Plutôt recevoir une balle dans la peau que d’aller sur la Pénitentiaire, grommela l’adolescente.
Personne n’éleva d’objection, pas plus sa mère que Marjorie. Pour la centième fois, celle-ci se demanda au nom de quels principes absurdes celle-ci avait voulu soustraire à son destin une créature aussi misérable, à moitié édentée, déjà, ne sachant ni lire, ni écrire. Les enfants hors la loi ne recevaient ni instruction, ni soins médicaux. S’ils avaient la malchance de survivre jusqu’à l’âge de seize ans, on les expédiait sur la Pénitentiaire. Un avortement avait sauvé Lily d’une mort certaine, et la greffe d’un implant contraceptif dont l’efficacité se prolongerait pendant cinq ans devait lui permettre de s’adapter à sa nouvelle vie sur la Pénitentiaire avant de participer au peuplement intensif de la colonie.
— Vous les riches, vous pouvez avoir une demi-douzaine d’enfants si ça vous chante ! persifla-t-elle.
— Les femmes de la bonne société sont logées à la même enseigne que les autres. Deux enfants, c’est le maximum auquel elles ont droit, comme tout le monde. Une troisième naissance m’aurait rejetée dans l’illégalité, ni plus ni moins que ta mère. Mes aînés m’auraient répudiée, de même que ton frère et ta sœur ont répudié Bellalou.
Marjorie avait débité son petit couplet d’un ton las, sans se donner la peine de prendre un accent de sincérité qui n’aurait trompé personne. En réalité, les nantis étaient bien au-dessus des lois hypocrites qu’ils établissaient pour mieux les enfreindre en toute impunité, tandis que le couperet s’abattait sans pitié sur les plus défavorisés, trop ignorants, trop superstitieux pour passer au travers. Marjorie, elle aussi, avait eu recours à un implant, importé de l’Enclave Humanitaire. Encore une prouesse dont elle ne s’était pas vantée auprès du Père Sandoval. Rigo, auquel elle n’avait rien dit, savait sûrement à quoi s’en tenir. Sa maîtresse avait dû prendre les mêmes précautions.