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Elle se leva, lissa son pantalon d’un geste machinal.

— Je t’ai apporté des vêtements, dit-elle à la jeune fille. Tu les mettras à bord du vaisseau. J’ai ajouté quelques accessoires dont tu auras besoin là-bas. Elle tendit le paquet à la mère. Ce sont des articles de première nécessité, Bellalou. Veillez surtout à ce qu’elle ne les échange pas contre des euphorisants d’ici son départ.

Marjorie ne se faisait guère d’illusions. En dépit d’une répression féroce, le commerce illicite fleurissait à St. Magdalen. Une petite lueur s’alluma dans l’œil de Lily. Elle tendit une patte autoritaire.

— Donne-moi ça !

— Plus tard, mon petit. La voix de Bellalou exprimait une fermeté inattendue. Je te les donnerai en temps voulu.

Ne trouvant plus rien à leur dire, Marjorie prit congé. Une fois dehors, dans l’air moite et la boue, elle s’arma de courage en vue des cinq ou six visites qu’elle avait prévu d’effectuer dans l’après-midi, accablée en songeant à la modestie du réconfort qu’elle apportait, un peu de nourriture pour les petits affamés, quelques antiseptiques et analgésiques qui n’entraient pas dans la catégorie des médicaments stricto sensu. Paradoxe effarant, la bigoterie des lois provinciales, émanation de la volonté du Saint-Siège, prohibait la contraception et l’avortement, tout en imposant une limitation implacable des naissances. Ainsi avait vu le jour l’Hospice St. Magdalen, institution caritative fondée par un aréopage de riches catholiques, recrutés dans les meilleures familles, dans le but d’offrir un abri de fortune aux malheureuses qui, suivant leur sentiment ou leur goût du plaisir, s’étaient mises hors la loi en donnant le jour à un troisième enfant. En qualité de responsable du Service des Visites, Marjorie Westriding avait davantage de contact avec la réalité de St. Magdalen que la plupart de ses collègues. Au diable les euphémismes, se sermonna-t-elle. Je suis la seule qui accepte de mettre les pieds dans cet enfer. Les autres, même les moins fortunés, préféraient louer les services d’un suppléant pour assurer les visites à leur place.

Dans le triste isolement de sa conscience, Marjorie en était venue à douter de tout, de ses pensées, de la sincérité de son engagement, de l’Hospice lui-même. Pourquoi cet acharnement à vouloir poursuivre une activité si pénible et dont la valeur morale semblait de plus en plus problématique ?

— Ma parole, tu te prends pour une sainte ! lui avait un jour lancé Rigo, éclatant de mépris gouailleur. Il ne te suffit pas d’avoir été médaille d’or aux Jeux Olympiques ? Il ne te suffit pas d’être mon épouse ? L’héroïque Marjorie se dévoue à des êtres souffrants, dégradés, criminels, dans l’espoir de gagner son auréole !

Elle avait réagi avec toute la violence de celle qui se sent ignominieusement offensée. En son for intérieur pourtant, elle devait en convenir : en effet, la médaille d’or et le mariage ne lui suffisaient pas. Le souvenir de sa gloire olympique se perdait dans le lointain. Quant aux joies familiales, c’était peu de dire qu’elles n’avaient pas répondu à son attente. Dans ses relations avec son mari, avec ses enfants, même, quelque chose s’était rompu, elle avait dû déchanter.

Et voici que le soutien moral sur lequel elle avait fondé tant d’espoir en se portant volontaire pour accomplir ces tâches ingrates ne se manifestait plus avec toute l’évidence escomptée. Après l’abandon de la compétition sportive, le déclin des félicités conjugale et maternelle, les bienfaits de la charité s’épuisaient à leur tour.

Quelques heures plus tard, sale et fatiguée, elle sortit du hameau et regagna son véhicule. Elle avait le moral au plus bas. Une patrouille avait froidement abattu l’une de ses petites protégées. Dans une autre famille, tout aussi indigente, deux enfants en bas âge se mouraient, faute d’avoir reçu le vaccin approprié. Mille ans auparavant, la population de l’Hospice aurait été condamnée au bannissement, puis embarquée à bord d’un navire en partance pour l’Australie. Il y avait encore quelques siècles, ces pauvres gens auraient reçu l’autorisation de s’établir sur une planète fraîchement colonisée. Les directives du Saint-Siège, dont la bureaucratie s’immisçait à tous les niveaux des affaires provinciales, avaient mis un terme à cet essaimage tous azimuts. La colonisation spatiale avait presque été abandonnée. En fait de planète d’exil, il ne restait que la Pénitentiaire, terrible bagne qui ne représentait guère d’amélioration par rapport à la déchéance de St. Magdalen. Quelles chances avaient-ils de prospérer et de faire de vieux os, ceux que l’on envoyait là-bas avec pour tout bagage l’ignorance et la rancune ?

Marjorie sentit monter une folle envie de pleurer. Encore une crise d’apitoiement sur mon petit drame personnel, soupçonna-t-elle, serrant les dents. Il lui restait toujours la possibilité d’envoyer tout promener. Le conseil d’administration accepterait sa démission sans sourciller. Pourrait-elle, si facilement, transiger avec sa conscience ? Avait-elle le droit d’abandonner cette mission dont elle s’acquittait par obligation morale, par fierté, ou bien le sentiment du devoir était-il une notion si vague et si vaine que l’on pût manquer à tout sans craindre d’être taraudé de remords ?

Elle mit le contact, plus brutalement qu’il n’était nécessaire. Le gyroplaneur décolla dans une embardée et fila en zigzag. Un voyant s’alluma sur le tableau de bord, la sirène d’alarme éleva son sifflement lancinant. Vivement, Marjorie retrouva le contrôle de son véhicule. Si seulement il suffisait de penser à autre chose pour effacer de son esprit toute trace d’incertitude et d’amertume jusqu’au prochain jour de visites ! À quoi pourrait-elle bien penser, au fait ? À ses enfants, bien sûr, aux ambitions carriéristes de Tony, aux crises de nerfs de Stella. Et si ces sujets exaltants ne suffisaient pas à chasser ses idées noires, elle pourrait toujours se rabattre sur Rigo, filant le parfait amour avec la dernière en date de ses maîtresses.

Abandonnant la voie principale, elle franchit les limites de la propriété, non sans adresser au passage un rituel salut au garçon d’écurie. Sans même s’en rendre compte, elle s’appliquait à se composer un autre visage, propre à soutenir le regard scrutateur et les questions de l’époux infidèle, où étais-tu, que faisais-tu ? Il lui revint soudain en mémoire que pour une fois, cette épreuve lui serait épargnée. Ce soir, par exception, elle n’aurait pas à faire bonne figure, ni à justifier son absence. Ce soir, Rigo rentrerait fort tard. Un événement imprévu, extraordinaire, était venu bouleverser l’existence de Roderigo Yrarier, fervent catholique, fils soumis de Notre Sainte Mère l’Église : il avait répondu à une convocation du Saint-Siège.

Habillés de feuilles d’or, tous les anges du paradis déployaient leurs ailes et sonnaient les trompettes du Jugement Dernier sur les mille dômes du Saint-Siège, éclatants comme des soleils sous l’effet d’un rayonnement intérieur entretenu jour et nuit, afin de conforter la définition que le haut clergé aimait à se donner de lui-même, guide et phare de l’immense diaspora humaine disséminée à travers les tourbillons de silence et de ténèbres qui séparent les mondes.

Dans sa gloire, le Saint-Siège constituait aussi un filon inépuisable pour les voyagistes de tout acabit qui convoyaient à longueur d’année leurs cargaisons de pèlerins jusqu’aux belvédères installés à cinquante kilomètres, pas un de moins, du centre éblouissant de l’humanité croyante, distance réglementaire à laquelle il était pourtant impossible de discerner grand-chose à l’œil nu, alors que les instruments d’optique étaient rigoureusement prohibés.