— Pas même pour parler de l’épidémie… et du moyen d’y mettre fin ? Je crois savoir…
— Vous croyez savoir ! Comme ça, tout d’un coup, en claquant dans vos doigts. Excusez-moi, je suis morte de fatigue. Dites toujours…
— Deux choses. La première : les Hipparions ont liquidé les Arbai en introduisant des cadavres de chauves-souris dans le translateur. Avec nous, ce fut un peu plus simple, ils se sont contentés de placer, ou de faire placer, ces cadavres dans nos vaisseaux spatiaux. L’épidémie se répandait ainsi de planète en planète.
— Des cadavres de chauves-souris ? Lees se concentra un moment, visage défait par la fatigue. Sylvan bon Damfels n’avait-il pas dit qu’en effet ces cadavres étaient chargés d’une grande valeur symbolique ?
— Il faut aller au-delà du symbole. Il faut rechercher la réalité dont témoigne le symbole. Une réalité oubliée ou méconnue.
— Je vous écoute. Quelle est cette réalité oubliée qui se cache derrière le symbole chauve-souris ?
— J’ai vu de mes yeux vu les Hipparions recueillir un à un ces cadavres. Je vous assure qu’ils ne faisaient pas collection de symboles. Pour les Hipparions, les chauves-souris sont depuis l’aube des temps l’équivalent de notre vermine, la sale petite bestiole qui mord et dérange. Sylvan me l’avait dit, jeter des cadavres de chauves-souris sur son adversaire défait, c’est l’humilier davantage encore. Les Hipparions haïssent tout ce qui est étranger. Soit ils parviennent à utiliser à leur profit l’objet de cette haine, les rongeurs, les chasseurs, soit ils massacrent. En tant que créatures dignes de tous les mépris, les Arbai ont eu droit à leurs volées de chauves-souris. J’imagine facilement que quelques-uns de ces cadavres, jetés en vrac, auront disparu dans le translateur et seront partis contaminer le reste de l’univers, du moins les planètes sur lesquelles existait au moins une colonie Arbai. Les Arbai, décidément bien mal inspirés, ont confié aux Hipparions l’existence de cette épidémie. Ils ont vite compris de quoi il retournait et le translateur, dès lors, reçut régulièrement sa ration de chauves-souris mortes, d’autant qu’il n’était pas gardé. Les Arbai ont été rayés de l’univers. C’est cet événement, grandiose en un sens, que les Hipparions commémorent par leurs danses rituelles.
« Lorsque les hommes ont commencé à prendre pied sur la Prairie, les Hipparions ont naturellement songé à récidiver. Nous n’avions pas de translateurs, mais des vaisseaux. Il leur fallait trouver un moyen pour introduire les cadavres de chauves-souris sur le spatioport et de là dans les vaisseaux. Malheureusement, si je puis dire, le spatioport a été construit à l’intérieur de la forêt, hors d’atteinte des Hipparions. Ce sont les renards, soit dit en passant, qui ont influencé ce choix sans que les hommes s’en doutent. Ce n’est pas qu’ils aient eu beaucoup d’affection pour nous, surtout après leur déconvenue avec les Arbai, mais il ne leur en coûtait rien de nous aider un peu dans un choix aussi délicat.
« Pourtant, ils sous-estimèrent les Hipparions, ou peut-être songèrent-ils que les Hipparions avaient oublié la vieille histoire de la destruction des Arbai. Il n’en était rien. Ils avaient bel et bien juré notre perte. Les rongeurs, subjugués, ont percé le tunnel, un tunnel assez étroit au début, de quoi faire passer une personne à la fois, mieux, un enfant. Des enfants que les Hipparions prenaient soin de décerveler complètement à l’exception de cette seule tâche, devenue obsessionnelle, transporter un ou plusieurs cadavres sur le spatioport et dans les vaisseaux de l’espace. On comprend maintenant pourquoi ces malheureuses gamines ont été retrouvées errant près du spatioport ou sur le spatioport lui-même. La petite Dimity tenait encore sa chauve-souris à la main.
— C’est incroyable ! Lees Bergrem réfléchissait à toute allure. Vous me parliez de deux choses importantes. Quelle est la seconde ?
— Il s’agit de vos écrits, reprit Marjorie, j’ai essayé de m’y atteler mais je n’ai aucune culture scientifique. Tout ce dont je me souviens, c’est du grand cas que vous faites de cet élément essentiel à la vie et de l’énigme à laquelle il vous confronte. Vous affirmez qu’il constitue un élément indispensable à la plus grande partie de nos cellules et précisez que sur la Prairie il existe sous deux formes différentes qui seraient un peu l’inverse l’une de l’autre. Si mes souvenirs sont bons, la Prairie serait la seule planète connue qui puisse s’enorgueillir de ce phénomène. Pourquoi ? me suis-je demandé. Pourquoi ces deux formes antagonistes ? Pourquoi ? La question reste la même…
— Il me faut un de ces cadavres. Tout de suite. Lees Bergrem avait réagi au quart de tour.
— Il est à vous, sourit Marjorie. Je savais que nous étions dans la bonne direction. Elle sortit de la profondeur de sa poche le cadavre que le renard était allé chercher et qu’il avait rapporté à la grange peu de temps auparavant.
Marjorie s’assit sur le sol, épuisée. Elle posa la tête sur ses genoux et croisa les bras par-dessus.
Comment fait-on pour ne penser à rien ?
Les deux femmes ne quittèrent pas le laboratoire de deux longues journées. Au-dessus de leur tête, la bataille faisait rage, rue par rue, immeuble par immeuble. Les morts ne se comptaient plus, moins nombreux pourtant depuis que les alliés invisibles tenaient la dragée haute aux Hipparions. Des cadavres d’Hipparions que personne n’avait tués jonchaient les rues. Les troupes du Hiérarque avaient fait sauter l’entrée du second tunnel, interdisant aux Hipparions aussi bien de recevoir des renforts que de repartir par où ils étaient venus. Ils étaient pris au piège. Malgré l’accumulation des morts et des ruines, le sort de la bataille s’infléchissait lentement mais sûrement vers la victoire des hommes.
Roald Few avait échappé de peu à la mort, il ne s’en était fallu que d’un millimètre, d’un dixième de seconde et, surtout, d’une miraculeuse hallucination. Mais il pleurait la disparition tragique de l’un de ses fils et il pensait ne pas avoir gagné au change. Plusieurs de ses amis avaient connu un sort identique et il restait sans nouvelles de quelques autres. Une chapelle ardente se dressait dans les quartiers d’hiver. Sylvan bon Damfels fut la première victime des combats à y être transportée. Plus d’une centaine d’autres dépouilles le rejoignirent. Ainsi, Sylvan réalisait dans la mort ce que la vie lui avait obstinément refusé, l’existence pacifiée d’un habitant du Faubourg.
Les uns après les autres, les Hipparions qui maraudaient encore furent traqués et anéantis. Ils étaient nombreux à se presser à l’orée de la forêt. Les armes du Hiérarque ne firent aucun quartier.
Le calme revenu, le dernier soldat de retour au spatioport, Rigo Yrarier quitta enfin l’hôtel et se dirigea vers les portes monumentales. Au spatioport, non loin de soldats qui enterraient leurs camarades, il surprit le Chérubin qui organisait les préparatifs du départ.
— Vous nous quittez ? Si tôt ?
Le Chérubin prit un air goguenard.
— Notre Seigneur et Maître s’est réveillé à temps pour apprendre ce qui s’était passé pendant son long sommeil et le sort réservé à son équipe de savants. Je suppose qu’il s’imagine qu’un destin aussi peu reluisant risque de l’atteindre s’il reste un jour de plus. Donc, nous partons.
Rigo parvint enfin au Faubourg où il s’enquit du sort de Marjorie. Quelqu’un l’avait-il aperçue ? On l’envoya là où tous ceux qui recherchaient un parent ou un ami disparu se rendaient, à la chapelle ardente. Marjorie l’y avait en effet précédé. Elle veillait le corps de Sylvan.
— Rowena m’a demandé de bien vouloir m’occuper des funérailles de son fils. Elle souhaite respecter les traditions du clan. Sylvan sera enterré dans les ruines de Klive.