Puis il y eut la Prairie et son nouveau cortège d’obligations et de conformisme. Au point que la mort a pu m’apparaître comme douce et désirable : s’arracher enfin à ce triste destin. Un jour, dans l’herbe, je l’ai presque appelée de mes vœux… Mais qu’a-t-elle à offrir ? L’épouvante me retint lorsque je compris ce que j’étais en train de faire.
Une fois, le Père James nous compara à des virus ! Nous étions bien éloignés du devoir sacré des obligations. Sans aucun doute avait-il voulu être drôle bien qu’il soit convaincu que je n’ai aucun humour. Il a raison. Tout le monde le sait, même Tony. Je le pris donc très au sérieux. Virus, cellules, molécules… tout est à sa juste place, dans le corps, tout est affecté à une tâche ou à une fonction bien précise, à un but peut-être. Et pourquoi pas nous ? Pourquoi n’aurions-nous pas un destin semblable ? Chacun de nous dans le grand organisme que nous habitons tous…
Au-dessus, dans les arbres, Marjorie entendit le Père James s’emporter contre les renards. Une violente querelle. Maintenant qu’il dirigeait une mission officielle auprès des renards, il se lançait régulièrement dans des polémiques… et sa voix tonnait dès qu’il se trouvait à court d’arguments. Récemment la dispute était née à propos du péché de chair et le ton du Père James avait imité celui de l’orage. Les renards n’avaient jamais entendu parler d’une telle chose.
Un des petits perroquets rouge et bleu de Rillibee s’entraînait à répéter sa leçon : Songbird Chime. Joshua Chime. Miriam Chime. Stella…
Lorsque l’humanité pensait que son intelligence était la seule possible et la Terre, la seule terre, c’était peut-être un moyen de reconnaître à chaque être humain son importance individuelle. Nous étions tout ce qui était et rien d’autre ne pouvait être. Dieu veillait sur chacun de nous. Et le péché d’orgueil ?
Nous n’avions qu’à regarder autour de nous pour mesurer l’inanité de pareilles pensées. Le semeur connaît-il chacune de ses graines ? L’apiculteur, chacune de ses abeilles ? L’éleveur, chacun de ses brins d’herbe ? Que sommes-nous de plus au regard de l’infiniment grand de la création qu’une graine, une abeille ou un brin d’herbe ? La semence devient pain, l’abeille produit du miel, l’herbe peut se transformer en jardin. Même les choses les plus minuscules sont importantes, pas pour ce qu’elles sont individuellement, mais pour ce qu’elles peuvent devenir collectivement. Si, du moins, une destinée leur échoit.
Les Arbai ont été anéantis parce que aucun destin ne les attendait plus. Les hommes sont en train de suivre le même chemin. Tout ce que nous avons réussi à faire a été de corrompre notre planète natale. Alors il a fallu la quitter, sous peine de mort ; la mort pour elle et la mort pour nous. D’autres mondes nous furent accueillants mais nous avons laissé le Saint-Siège nous dicter sa loi. Il fallait renoncer à l’espace, renoncer aux mondes nouveaux, surtout ne prendre aucun risque. Juste nous entasser là où nous étions et nous multiplier. Nous avons obéi. Nous nous sommes multipliés, mais ne sommes jamais devenus…
Le ronronnement familier des renards se fit entendre derrière Marjorie. Aucun besoin de se retourner pour savoir qui était là. Il lui toucha la nuque, c’était aussi léger que la caresse d’une plume.
— Maintenant ? hasarda-t-elle.
Silence.
— Je dois faire mes adieux à Stella et à Tony.
Silence.
Marjorie avait déjà fait ses adieux. Depuis des jours et des jours elle ne faisait que cela. Depuis le début de l’automne, ou presque. Pourtant, ce n’était que ce matin que le Père James lui avait donné sa bénédiction. Il n’y avait plus de raison d’attendre.
De nouveau la légère caresse sur la nuque.
— Je dois au moins terminer cette lettre.
Nous n’avons jamais rencontré notre destin. Nous n’avons pas changé. Le temps de notre dernière chance est arrivé. L’heure de notre ultime pari. Dieu sait que nous pouvons prendre le risque de quelques pertes, nous sommes si nombreux, autant que les étoiles, autant que les brins d’herbe dont une seule poignée suffit au commencement d’un vaste jardin.
Elle avait oublié de faire ses adieux à Persun. Tout bien réfléchi, cela valait peut-être mieux…
Un renard et moi partons en voyage. Je l’accompagne. Personne ne sait où nous allons, même si nous allons réellement quelque part. Personne ne peut savoir si nous reviendrons un jour… Si nous n’arrivons nulle part, quelqu’un, plus tard, prendra la relève. Et autant de fois qu’il le faudra. Nous sommes si nombreux… Et le temps n’a pas de fin.
La griffe du renard se fit une nouvelle fois caresse.
Marjorie rassembla les feuillets et les mit en ordre. Rigo n’y trouverait sans doute pas ce qu’il attendait et elle n’avait sans doute pas dit exactement ce qu’elle voulait dire. Le moyen de tout recommencer ? Un instant, Marjorie songea qu’en des circonstances différentes, Rigo, lui aussi, aurait été du voyage…
Maintenant.
Le ronronnement devenait plus puissant. Impératif ?
Maintenant.
Marjorie écrivit encore quelques mots et laissa la lettre en évidence. Rillibee ou Tony se chargerait de l’acheminer jusqu’au Faubourg.
Lui s’impatientait.
D’autres renards, nombreux, les avaient rejoints. Marjorie songeait à s’éclipser discrètement… Les renards tenaient à venir les saluer. Marjorie, de loin, observait le translateur Arbai, cette haute structure qui, si longtemps, avait intrigué tout le monde. Ainsi, c’était la porte. Là était le commencement, à travers cette boucle. Marjorie, chemin faisant, laissa son écritoire sur la tombe de Mainoa.
— Marjorie, prononça la jeune femme d’une voix sourde, attentive comme elle ne l’avait jamais été au son de son nom. Ce n’était certainement pas ainsi que Lui l’appellerait.
Était-ce vraiment la dernière fois qu’elle entendait ce nom ? Marjorie.
Marjorie,
La Prairie,
À la grâce de Dieu.