Si, pour une raison ou pour une autre, un simple mortel était amené à franchir les portes de l’éminente cité (pour les femmes, la question ne se posait pas, elles étaient simplement interdites de séjour), il devait d’abord justifier sa requête, puis subir un examen médical et, muni des certificats idoines, se procurer un laissez-passer qui lui livrerait l’accès du terminal de la ligne de communication directe, un bunker aménagé en rase campagne. Deux préposés armés jusqu’aux dents monteraient avec lui à bord de la navette, laquelle glisserait sans aucun bruit jusqu’à l’aire de réception, dans la périphérie de la cité, très loin de son épicentre.
Le Hiérarque, en effet, gîte dans les profondeurs, là où nulle menace d’aucune sorte ne saurait l’atteindre, à plusieurs centaines de mètres au-dessous de la flamboyante cohorte des anges. Les Hiérophantes du Sacré Collège sont logés au même niveau ; la machinerie est au-dessus, puis vient l’étage des chapelles, consacré aux rituels de la prière et des invocations, puis le rez-de-chaussée, avec l’accueil et ses annexes. Les degrés inférieurs des tours sont réservés au bas clergé. Plus on descend dans la hiérarchie du Saint-Siège, plus on a de chances d’habiter sous les combles. Là-haut, de plain-pied avec le ciel, à l’opposé du Hiérarque et des prélats, sont relégués les acolytes auxquels est interdit tout espoir de se voir jamais appeler à des tâches de responsabilité en raison de leur intelligence limitée.
Rillibee Chime habite au sommet de la plus haute tour. La tête dans les nuages, il passe ses heures de loisir accroupi sur le sol de sa cellule, dans l’attitude appliquée d’un homme qui s’adonne au plaisir solitaire de la méditation. Les nuits dans l’étroite couchette sont chastes, parcourues de fugaces visions rudimentaires. Éveillé aux premières lueurs, Rillibee se lave succinctement, chausse ses sandales à semelles silencieuses, fait glisser sur son corps chétif la bure de couleur terne dont il rabattra le capuchon. Il n’omet pas de se poudrer le visage, afin d’effacer les signes indécents de bonne mine qui pourraient s’y trouver. Tout en vaquant à ses occupations matinales, il lui arrive de suivre du regard les grandes formations d’oiseaux, flèches successives qui traversent le ciel en ligne droite et se disloquent en atteignant les régions chaudes. Les oiseaux vont vers le sud. Demain, songe Rillibee, ou après-demain, ils passeront au-dessus de chez moi. Le Saint-Siège se trouve aux abords de la toundra ; à quelques kilomètres plus au nord commencent les grandes solitudes où le froid sévit sans répit depuis des siècles.
Entre les murs de la cité, on ne connaît ni le froid, ni la canicule, ni la pluie, ni la neige. La notion d’amplitude est bannie au profit d’un climat immuablement tempéré. Rien ne pousse, rien ne croît. Rien ne meurt non plus, si l’on s’en tient au credo officiel. Rillibee tomberait-il malade qu’il serait évacué en catimini, aussitôt remplacé dans sa cellule et dans ses microscopiques fonctions par un autre acolyte également anonyme. En mettant les choses au mieux, le service concerné prendrait la peine d’envoyer un avis à sa famille, ou à ses tuteurs. Dans cette société qui se fait une loi d’extirper toute particularité individuelle, peu d’hommes ont le privilège d’avoir conservé leur nom. Le Hiérarque s’appelle Carlos Yrarier ; le chef du Saint Office des Missions, Sender O’Neil. En temps opportun circulera le nom du futur Hiérarque. Personne ne connaîtra jamais celui de Rillibee Chime.
— Je suis Rillibee Chime, enfant du désert. Je ne crains pas les cactus. Je suis l’ami des oiseaux et des lézards.
Des heures durant, pour lui seul, l’acolyte ânonne ainsi les fragments de son identité. Il y prend un plaisir extrême, sachant que c’est la seule arme dont il dispose pour lutter contre la machine à décerveler du Saint-Siège. Il bat le rappel de souvenirs qui ressemblent à des os rongés, à force d’avoir trop servi. Moments d’intimité avec les oiseaux et les petits reptiles des sables, le vol tranquille des canards, la galette qui se boursoufle sur le gril, l’odeur savoureuse des haricots, les trois visages du bonheur, figés dans le miroir arrêté de sa mémoire, Miriam, Joshua, Songbird. Plus que deux ans, se répète-t-il à longueur de journée. Plus que deux, nom de Dieu ! Tu devrais être capable de tenir pendant deux petites années.
Dans vingt-quatre mois, Rillibee Chime serait rendu à la liberté. Pourquoi s’était-il retrouvé là, lui, rejeton d’une humble famille trop misérable pour être assujettie à la loi exigeant des fils de Sanctifiés qu’ils entrent pour une durée déterminée au service du Saint-Siège ? De même, seules les femmes de noble souche pouvaient engager leur prochain enfant, pour peu qu’il fût de sexe masculin, contre la permission d’être fécondée une troisième fois. La mère de Rillibee ne pouvait prétendre à une telle faveur. Il avait été choisi, adopté, enrôlé de force, car il ne s’était trouvé personne d’autre pour satisfaire aux exigences des missionnaires-recruteurs.
Deux ans, s’il ne m’arrive rien avant. Qu’advient-il des malheureux qui s’effondrent avant terme ? Cette angoisse, depuis peu, ne le quittait guère, elle devenait une véritable obsession. Que fait-on de vous lorsque, incapable de contenir plus longtemps la rage, ou la haine, ou la peur, vous vous laissez aller à de regrettables excès, cris, chapelets d’injures, balbutiements incontrôlés ?
— Crénom ! avait éructé le perroquet, pour la plus grande joie de Miriam. Crénom de nom ! Merde à la vie !
— Merde au Saint-Siège ! murmura Rillibee entre ses dents.
— Laissez-moi crever ! avait ajouté le perroquet.
Cette fois, personne n’avait ri.
— Je veux mourir, supplia Rillibee, implorant de ses mains tendues le séraphin de lumière qui se tient en équilibre sur un pied, au sommet de la flèche voisine.
Il ne se passe jamais rien. Rillibee ne tombe pas foudroyé. Il n’y a pas de limites à l’indifférence du séraphin.
Chaque jour, il ouvre la trappe du vide-ordures et regarde longuement. Depuis bientôt dix ans qu’il se livre à ce manège quotidien, il n’a jamais trouvé le courage de faire le grand saut. Son regard se perd dans les profondeurs vertigineuses. Il sent tourbillonner en lui le hurlement réprimé et sait qu’il devra, comme tous les matins, se contenter de la solution de rechange, à demi satisfaisante sur le plan moral. Afin de permettre l’entretien et la réparation du conduit, des barreaux de métal sont scellés dans la paroi, de haut en bas. Rillibee Chime descend, puis remonte, quatre cents mètres, deux mille échelons.
Après cet exercice, il est l’heure de se rendre à la cantine. Rillibee est presque rassuré de constater que les effluves du petit déjeuner provoquent le haut-le-cœur familier. Il mange à peine. Depuis dix ans, il a perdu l’appétit.
À l’étage inférieur, il va droit au tableau de service. Parmi les milliers de matricules inscrits en caractères fluorescents, il cherche le sien, RC-15-18809. Service particulier du Hiérarque, déchiffre-t-il. Barda clérical requis. Objet de la mission : accompagnement d’un visiteur. Niveau moins trois. Salle 409. Mille heures.
La curiosité, chez Rillibee, est l’affaire d’un instant. Pourquoi le choix s’est-il porté sur un acolyte si jeune, inexpérimenté ? se demande-t-il vaguement. La réponse ne fait aucun doute. En ce qui concerne le responsable des affectations, les acolytes sont interchangeables, simples rouages d’une mécanique géante. Est-il besoin d’avoir la moindre compétence pour servir d’escorte à un visiteur ou manœuvrer l’équipement de base ?
Il a deux heures à tuer. Il descend au niveau moins deux, voué au culte. Il traverse des enfilades de couloirs le long desquels se succèdent des chapelles identiques. Placé au-dessus de chaque autel, un haut-parleur diffuse un vrombissement nasillard. Rillibee choisit un oratoire, au hasard, prend un siège et coiffe des écouteurs. La bande défile à la vitesse normale, le bourdonnement devient intelligible.