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Qu’attendaient-ils pour inventer des machines à écouter, se demandait Rigo, les haut-parleurs se sentiraient moins seuls. La certitude que son propre nom se trouvait enfoui là, au cœur de ce borborygme informe, lui faisait froid dans le dos. Son nom, celui de Marjorie et les noms de leurs deux enfants. Nul n’échappait au pouvoir hégémonique du Saint-Siège. Il ne servait à rien de remplir les formulaires d’exemption, précisant que l’on était de confession catholique, et que l’on ne souhaitait pas être enrôlé dans la troupe des Sanctifiés, ni bénéficier de la résurrection physique promise à toutes les ouailles du Hiérarque. Tout le monde savait à quoi s’en tenir sur cette tolérance de façade qui faisait semblant de laisser aux gens la liberté de choisir. En fait, les formulaires servaient surtout à désigner les « exemptés » à l’attention des missionnaires du Saint-Siège. Véritable armée de l’ombre, ceux-ci se mettaient en chasse et n’avaient point de cesse qu’ils n’aient obtenu le précieux échantillon cellulaire. Il se présentait toujours une occasion favorable, dans les cités surpeuplées. Un magasin bondé, une rue encombrée… la victime ne sentait qu’un léger pincement, une piqûre d’aiguille, et ne se doutait de rien. À son insu elle devenait partie intégrante de cette redoutable mystification : Sainteté. Unité. Immortalité.

Son escorte incolore fit halte devant une porte profondément renfoncée dans le mur. L’acolyte pivota, considéra Rigo de la tête aux pieds d’un regard neutre, comme pour s’assurer qu’il était présentable. Après avoir frappé deux coups légers contre la porte, il l’ouvrit et s’effaça pour laisser entrer le visiteur.

Rigo se trouva dans une pièce de dimensions modestes aux murs gris et nus, dont le mobilier comportait en tout et pour tout deux méchantes chaises placées en vis-à-vis contre les parois latérales et dans le fond, non loin d’une porte entrebâillée, une sorte de trône sur lequel était assis de guingois un débris humain vêtu d’un luxueux peignoir, un vieillard décrépit avec les yeux comme des boules de plomb au fond des orbites. Sur les accoudoirs reposaient ses mains déformées, tremblantes, dont l’une était bandée.

— Rigo ?

— Oncle Carlos ? Rigo dévisageait l’épave avec attention. Il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient vus, près de trente ans… Oncle Carlos, est-ce vous ?

Il fronça le nez. La pièce était comme un grenier abandonné, hermétiquement clos sur ses propres souvenirs. Il y avait dans l’air quelque chose de figé, de faisandé, qui dépassait la simple mesure du grand âge et de la décrépitude.

Plus Rigo regardait son oncle, plus il regrettait son indifférence. L’oncle Carlos lui était devenu moins qu’un étranger ; rien ne s’émut en lui lorsqu’il se trouva à cinq pas du trône. Tout au plus éprouvait-il de la pitié pour ce lamentable vieillard.

— Rigo, mon enfant, nous avons une mission à te confier, souffla le vieillard d’une voix épuisée, morte. Il faudra faire un voyage, cela prendra un peu de temps. J’ai pensé à toi car nous sommes du même sang. Il s’agit aussi d’une affaire de famille, Rigo.

Un accès de toux le secoua, dont il émergea comme d’une violente colère ou d’un vertige, encore plus pâle, tremblant, effaré. Il haletait à petits coups râpeux.

Rigo avait attendu, impassible, la fin de la crise.

— Oncle Carlos (il ferait beau voir qu’il s’humiliât à lui donner du « Monseigneur ! »), auriez-vous oublié que nous sommes catholiques, réfractaires au Saint-Siège ?

— Il s’agit bien de cela ! Le vieillard semblait la proie d’une violente émotion. Il leva une main toute branlante, la laissa aussitôt retomber. Dans les pauses d’une respiration asthmatique, il articula d’ahurissantes paroles. C’est une question de vie ou de mort, Rigo, pour les tiens, pour tous les êtres vivants. Moi, je ne compte déjà plus. Je vais mourir. Nous sommes tous condamnés…

Épuisé par l’effort, le Hiérarque s’écroula contre le dossier du fauteuil. Une nouvelle quinte le secoua. La porte située dans le fond s’ouvrit toute grande. Deux sbires en soutanes de belle étoffe se précipitèrent au chevet de l’agonisant, rivalisant de promptitude pour sortir de leur manche une fiole dont l’un d’eux tenta de lui faire avaler de force le contenu. Rigo s’était avancé malgré lui, cédant à l’irrésistible impulsion de sympathie que provoque la souffrance d’un être à la dernière extrémité.

— Oncle Carlos ! s’écria-t-il.

Les comparses zélés le gratifièrent d’un regard fielleux ; sa main secourable fut écartée.

Le Hiérarque avait entendu ; il agita faiblement les doigts, comme des ailes de papillon expirant.

— Dehors ! Dehors, masques de cafard ! Votre place est derrière la porte.

Les importuns se confondirent en excuses et, filant doux, s’exécutèrent. Les mains du vieil homme se crispèrent sur les accoudoirs.

— Mes forces m’abandonnent, murmura-t-il. O’Neil t’expliquera ce qu’il en est. Sombre crétin, cet O’Neil. Un triste sire, je l’ai toujours su. Toi, ajouta-t-il, fixant sur Rillibee Chime son regard voilé entre les paupières mi-closes, oublie ce que tu viens d’entendre. Rigo, tu n’es pas Sanctifié. Pis, tu méprises le Saint-Siège…

— Oncle Carlos, est-ce bien le moment ?

— Tu crois en Dieu, Rigo. Au nom de cet idéal auquel tu n’as jamais renoncé, je t’adjure d’accepter cette mission. Songe à ta femme, songe à tes enfants. Il dépend de toi que l’humanité ait encore un avenir. Les chevaux, Rigo, les chevaux peuvent tout changer…

Il se remit à tousser, une toux profonde et désespérée, roulant comme un écho dans une vieille crypte. Les deux « cafards » surgirent de derrière la porte aussi soudainement que des diables d’une boîte à ressort. Le vieillard fut arraché à son fauteuil ; on l’emporta, recroquevillé, parcouru d’atroces convulsions. Il ne resta plus dans la pièce que Roderigo Yrarier et son guide. L’espace d’un long moment, personne ne dit mot ni ne bougea, puis l’acolyte rajusta sur ses épaules la courroie du barda, se leva et gagna la porte. Ayant fait signe au visiteur de le suivre, il le précéda le long d’un couloir tortueux, qui déboucha enfin sur une galerie.

— Comment t’appelles-tu ? demanda enfin Rigo.

— Je vous demande pardon. Nous n’avons pas le droit…

— Comment t’appelles-tu ? répéta Rigo, péremptoire.

Il y eut une longue hésitation, puis l’acolyte donna son nom, Rillibee Chime, d’une voix égale, avec un vague fond de méfiance.

— A-t-il dit la vérité ? Est-il réellement en train de mourir ?

Nouveau silence.

— Si j’en crois la rumeur, il n’en aurait plus pour longtemps, dit enfin Rillibee.

— De quoi souffre-t-il ?

— On parle… Il serait question d’une épidémie.

Cette fois, sortant de son anonymat, le guide avait parlé sur le ton de la plus grande détresse, comme si ce mot acquérait, du seul fait qu’il était prononcé, une terrible consistance. L’épidémie, c’était la perspective d’une fin prochaine, avant l’expiration de son temps de service. Deux ans… autant dire l’éternité. Peut-être, en fin de compte, ne reverrait-il jamais les cactus du désert.

Difficile à émettre, le mot était aussi pénible à entendre. Rigo poussa un juron étouffé, comme si un projectile l’avait évité de peu. Dans la situation actuelle, où triomphaient partout la confusion et la misère, le mal prendrait la forme du virus le plus insidieux, contagieux entre tous, semant partout l’affreux vent de la mort. Le Père Sandoval savait certainement ce qu’il faisait en insistant pour lui montrer un document interdit par la censure, une photographie prise par l’un de ses amis aujourd’hui disparu et prêtre comme lui, dans un dispensaire où l’on accueillait les incurables auxquels on apportait, faute de pouvoir les soigner, le piètre réconfort de la foi. Avec la plus grande répugnance, Rigo avait laissé glisser son regard sur tous ces corps en état de décomposition plus ou moins avancée. Le simulateur ne lui avait épargné ni l’horrifique illusion de la proximité, ni l’odeur, ni les plaintes, car certains de ces monstres respiraient encore.