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La rumeur, avait insinué l’insignifiant moinillon, claquemuré dans sa prison dorée. Cette rumeur-là s’était depuis longtemps répandue à travers les mondes habités, suivant l’inexorable diffusion du virus. Assoupi pendant plusieurs décennies, il s’était brusquement réveillé, quittant une planète pour se manifester ailleurs, sautant de tout sur tout. Son origine était mystérieuse, et toutes les tentatives pour lui barrer la route avaient échoué. La rumeur, ces derniers temps, s’était faite plus précise : si la science pouvait isoler le virus, elle était toujours incapable d’enrayer sa propagation, une fois qu’il s’était logé dans un organisme. La rumeur circulait depuis une vingtaine d’années. En admettant qu’elle fût fondée, les victimes devaient se compter par milliards. Si le brouhaha tenace ne s’était pas amplifié au fil des ans pour éclater dans un fracas de tonnerre et semer la panique, c’était que le Saint-Siège avait jeté tout son poids dans la balance. Il n’y a pas d’épidémie, proclamait-on en haut lieu, avec une effarante obstination. Auprès de la majorité des hommes, les décrets du Hiérarque avaient force de loi, à peu de chose près.

— Mon oncle va mourir ? murmura Rigo.

— Le Hiérarque ? Oui. Il y a moins d’une heure, j’ignorais qu’il était votre oncle.

Tout à coup, Rillibee Chime le regarda bien en face, les yeux perdus d’étonnement, comme il aurait fait d’un objet d’une fascinante nouveauté.

— Il est interdit d’adresser la parole aux visiteurs, dit-il tout bas. Ne me dénoncez pas, je vous en prie. Vous voici devant le bureau de Sender O’Neil, Chef du Saint Office des Missions. Il répondra à toutes vos questions, j’en suis sûr.

L’acolyte s’éloigna. Avant de tourner le coin de la galerie, cependant, il s’arrêta. Roderigo Yrarier demeurait immobile. Il n’y avait pas à se méprendre sur l’expression de son visage, mélange de tension, de peur et de dégoût.

— Cet acolyte devrait se faire rappeler à l’ordre, fit observer l’un des deux prélats qui avaient observé la scène par l’entrebâillement d’une porte. Qu’a-t-il à rester planté comme un ahuri ?

Le second prélat s’était efforcé d’apercevoir quelque chose par-dessus l’épaule de son voisin. Il se déplaça de façon à conserver Rillibee Chime dans son minuscule champ de vision.

— Sa curiosité est bien naturelle, répliqua-t-il. Voilà des années qu’il n’a eu l’occasion de voir quelqu’un de l’extérieur. Ça le change des soutanes et des faces de carême comme les nôtres. Ferme la porte, Hallers. As-tu entendu ce qu’a dit le vieux ?

— Il fonde de grands espoirs sur son neveu, à condition que celui-ci accepte de partir, bien sûr. Les chevaux nous sauveront, paraît-il. Entre nous, Cory, je ne partage qu’à moitié cet optimisme.

— Pourquoi ? Yrarier ne t’inspire pas confiance ?

Hallers haussa les épaules.

— Il a le physique de l’emploi, tout entier maître de soi, satisfait de sa belle apparence, le poil noir et abondant, le teint frais, les lèvres rouges. Après tout, si quelqu’un peut réussir, pourquoi pas ce personnage à l’allure si martiale ?

Cory opina tristement. Il n’avait jamais eu, pour sa part, la tournure séductrice, et ne s’en consolait pas, même à présent, alors qu’il était affligé de tous les symptômes d’une vieillesse prématurée, petite figure chiffonnée et calvitie naissante.

— Il a l’air plus matamore que réellement intelligent, fit-il observer. Toutefois, je forme des vœux pour le succès de sa mission. Nous n’avons guère le choix. S’il échoue, nous sommes perdus.

— Je sais ; le vieux n’exagérait pas. Il nous faut un miracle, et le plus tôt sera le mieux.

Le silence tomba entre eux. Hallers se tourna vers son compagnon et le trouva pensif, les yeux fixés au sol.

— Admettons que Yrarier rapporte une substance qui permettrait aux chercheurs de mettre au point un antidote infaillible dans les plus brefs délais, murmura Cory. N’aurions-nous pas intérêt pour autant à laisser le mal faire son œuvre, en certains lieux bien déterminés ?

L’autre le dévisagea, interloqué.

— Je vois où tu veux en venir, mais je voudrais entendre les mots de ta bouche. Va, précise ta pensée.

— Hallers, mon cher, ces mots ne doivent pas nous effrayer. Si la potion magique nous était offerte demain, pourquoi devrions-nous inviter l’humanité entière à participer aux agapes ? À quoi bon les sauver tous ? Les nôtres, bien sûr, tout au moins les meilleurs d’entre eux. Mais qu’avons-nous à gagner en empêchant la destruction de ces mondes perdus sur lesquels subsistent des rebuts d’hommes et de femmes ?

À présent qu’il avait abattu ses cartes, Cory Strange guettait la réaction de l’autre, son complice de longue date. Il enregistra dans le regard de Hallers l’émotion qu’il avait lui-même ressentie lorsque cette idée monstrueuse lui avait traversé l’esprit pour la première fois, honte, indignation. Heureusement, en ce qui le concernait, ce trouble avait été de courte durée.

— En somme, tu proposes d’abandonner certaines planètes à leur sort, de rayer leurs habitants de la carte de l’univers ?

— À long terme, reconnaissons-le, cette solution n’offre que des avantages au Saint-Siège. Combien de temps pourra-t-il maintenir son emprise si l’exode et la colonisation sauvage se poursuivent, malgré tous nos efforts pour enrayer le phénomène ? Un monde ici, un monde là, les postes-frontières se multiplient. Nous n’avons même pas été capables de prendre pied sur Shafne ! Il faut se rendre à l’évidence : l’humanité dispersée échappe à notre contrôle.

— C’est l’opinion la plus répandue parmi les membres du Sacré Collège, je ne l’ignore pas, toutefois…

— Quoi qu’il en soit, ne perdons pas de vue ce Roderigo Yrarier, coupa Hallers. Il faut le garder sous surveillance constante, si nous voulons suivre les progrès de sa mission. Ne m’as-tu pas dit que Nods avait été envoyé sur la Prairie en tant que Délégué au Doux Endoctrinement auprès des bannis ?

— Moi ? Je n’ai rien dit de tel, car je n’en savais rien. Nods n’est autre que Noddingale, ton vieil ami ?

— Lui-même. Le malheureux a cru devoir s’affubler de l’un de ces pseudonymes extravagants dont raffolent les moines de la Fraternité Verte. Jhamlees. Jhamlees Zoe.

Hallers s’esclaffa.

— Jhamlees Zoe ? J’ai peine à le croire.

— Grotesque, n’est-ce pas ? Pourtant, il ne s’agit pas d’un sujet de plaisanterie. Le choix d’un surnom est un rite important de la liturgie des moines. Ils sont là-dessus d’une gravité impressionnante. Voici ce que nous allons faire. Je rédige un court message à l’intention de Nods, tu le confieras à un acolyte de confiance. Après avoir placé le pli sous une enveloppe de l’aspect le plus insignifiant et codé le texte d’accompagnement, il l’enverra par le vaisseau à bord duquel se trouvera Yrarier lorsqu’il partira pour la Prairie.

Assis à son secrétaire, Cory se mit à écrire. Sa main dévorée par l’arthrose maniait la plume avec difficulté. Hallers s’était posté derrière lui et déchiffrait le texte à mesure : « Cher Nods, mon vieil ami…»

— Notre Hiérarque n’en a plus que pour quelques heures, dit-il à brûle-pourpoint. Crois-tu que son successeur envisagera d’un si bon cœur de ne pas porter assistance à des colonies en danger, sous prétexte de préserver coûte que coûte l’unité du Saint-Siège ?