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Cory posa sa plume. Il branla du chef, de l’air le plus sérieux, et sans crier gare éclata d’un rire exultant.

— Tu ne sais donc pas ? J’oubliais, tu étais en mission, tu rentres juste. Le Sacré Collège s’est réuni la semaine dernière pour désigner le successeur du vieux. Regarde-moi bien. Je te présente le nouveau Hiérarque !

4

— On jurerait que la nature hiberne depuis une éternité, murmura Marjorie Westriding Yrarier.

Depuis l’une des fenêtres du bâtiment principal, situé au sommet d’une petite éminence, elle contemplait le morne ondoiement de l’herbe grise qui se parait des reflets opalescents auxquels le site devait son nom. Une mélancolie planait sur ce vaste paysage monotone où la lumière tombait comme dans un abîme. Ici et là, quelques arbres dressaient leurs branches noueuses, plaquant contre cette désolation des griffonnages d’encre noire. Le patriarche Jerril bon Haunser croirait-il devoir se formaliser du peu de cas qu’elle semblait faire des charmes de la Prairie ? Marjorie regarda du coin de l’œil ce visage taillé à la serpe, profil tout en angles, abrupt comme une falaise. Rien à craindre, songea-t-elle. Derrière la façade de courtoisie justifiée par les circonstances, on sentait bien qu’un tel homme se souciait peu des états d’âme d’autrui. Elle fut presque surprise de le voir esquisser un gracieux sourire dont elle devinait le caractère exceptionnel.

— Quand viendront les splendeurs estivales, vous aurez la même impression de pérennité, assura-t-il. Chez nous, les saisons sont ainsi, elles semblent ne jamais devoir prendre fin. Bientôt, regardant par cette même fenêtre, vous ne reconnaîtrez plus rien. En ce moment même, à des symptômes imperceptibles, on pressent que le printemps est à l’œuvre.

Il s’exprimait dans le jargon diplomatique des aristocrates de la Prairie, sorte de patois terrien, fortement accentué.

— Où discernez-vous, demanda-t-elle, les signes précurseurs du printemps ?

Ils se trouvaient dans le « salon d’été » de l’ambassade, aussi vaste et dépouillé que la douzaine d’autres pièces déjà visitées, qui toutes semblaient mettre le nouveau locataire au défi de troubler cette harmonie sévère. La nudité leur convenait, elle rehaussait leur grand air solennel.

Inoccupée depuis fort longtemps, la demeure n’en était pas moins de loin en loin entretenue, et l’on aurait en vain cherché sur les parquets les empreintes de pas laissées dans la poussière. Confinée dans son austère solitude, cette grande bâtisse décourageait à l’avance toute velléité d’aménagement conventionnel. Meubles, rideaux, tapis, tout l’arsenal contribuant à la commodité d’une existence « bourgeoise » ne serait pas ici le bienvenu, Marjorie le sentait d’instinct.

— Regardez attentivement l’herbe qui pousse le long des marches conduisant à la terrasse. Que voyez-vous ?

Elle aiguisa ses yeux. À la rigueur, si l’on voulait bien admettre qu’il ne s’agissait nullement d’une illusion due à la lumière changeante, on percevait à l’endroit indiqué un indéniable chatoiement violet.

— La couleur de l’herbe est différente, en effet. Vaguement rouge.

— Nous l’appelons la Pourpre Royale. Cette planète est un paradis pour les herborisateurs. Savez-vous qu’elle présente des centaines de familles de plantes, plus remarquables les unes que les autres, de toutes tailles et de toutes formes, offrant une gamme chromatique d’une richesse inouïe ? Nous n’avons pas de fleurs, au sens où on l’entend au Saint-Siège, mais dans leur plein épanouissement, nos végétaux produisent autant de couleurs et de parfums.

Elle réprima son agacement et le besoin, sans cesse ressenti depuis leur arrivée, de mettre les choses au point. Quand ce hobereau compassé parlait du « Saint-Siège », il ne faisait aucun doute qu’il désignait la Terre, grossière confusion dont leurs hôtes se rendaient souvent coupables, sans qu’elle sût si cette insolence leur était infligée de propos délibéré.

— J’ai lu l’essai de Snipopean consacré aux Jardins d’Herbe de Klive, dit-elle, omettant d’ajouter que, soucieuse de se documenter sur la Prairie, elle avait en vain cherché d’autres ouvrages.

En effet, les archives du Saint-Siège étaient aussi pauvres sur le sujet des colonies que les bibliothèques des non-Sanctifiés. En l’absence de relations diplomatiques entre les deux planètes, les services du Hiérarque avaient bien proposé de transmettre une demande d’information, mais le temps que les autorités compétentes de la Prairie étudient la question, constituent un dossier et se décident à l’envoyer, on pouvait craindre qu’il n’arrive après le départ de ses destinataires. De longs mois s’étaient pourtant écoulés entre l’entrevue dramatique de Roderigo et de son oncle, décédé presque aussitôt après, et l’accord, donné du bout des lèvres par les aristocrates de la Prairie. Ils consentaient à recevoir une mission, étant entendu qu’elle serait le plus réduite possible, et encore l’agrément était-il soumis à de nombreuses conditions. Dès lors, malgré la diligence du Saint-Siège, il avait fallu compter encore deux années pour organiser l’expédition. Yrarier et les siens se trouvaient enfin dans la place. Tout devait être mis en œuvre pour rattraper le temps perdu, quitte à avaler quelques petites couleuvres afin d’entrer au plus vite dans les bonnes grâces de leurs hôtes.

— Si je ne me trompe, ces fameux jardins se trouvent sur la propriété des Damfels ?

Bon Haunser devina le sens de la question. Il acquiesça d’un nouveau sourire.

— Les bon Damfels, précisa-t-il, soulignant le titre. Stavenger et Rowena bon Damfels se seraient fait un plaisir de vous accueillir s’ils n’avaient été en deuil.

— Auraient-ils perdu quelqu’un de cher ?

Elle ne fut pas sans remarquer l’imperceptible embarras de bon Haunser. Il détourna les yeux.

— Ils pleurent la perte de l’une de leurs filles. Un accident de chasse. Ce malheur est arrivé le jour de l’ouverture, au début du printemps.

Une expression de compassion appropriée se peignit sur le visage de Marjorie.

— Transmettez-leur mes condoléances, je vous en prie. Après un silence, et comme le patriarche ne semblait pas disposé à poursuivre sur le sujet de la chasse et des accidents auxquels elle donnait lieu, elle demanda poliment : Vous ne m’avez pas dit ce que cela signifiait, lorsque la Pourpre Royale prenait des couleurs près de la racine ?

— Dans quelques jours, le rouge montera à l’assaut des tiges. La Pourpre est une herbe précoce. Bientôt, les autres espèces se pareront de rose et d’ambre, de turquoise, d’émeraude, et le paysage prendra sous vos yeux son habit d’arlequin, tout irisé de reflets. Cette région n’a pas reçu sans raison le nom de Opal Hill. Le tracé du jardin indique une création récente, mais les architectes ont fait du beau travail. Sans égaler la magnificence du parc de Klive, celui-ci a beaucoup de charme. Cette grande surface plane, au pied des marches, porte le nom de pré carré ; tous les jardins, sans exception, présentent ce quadrilatère de gazon d’où rayonnent les allées. D’ici peu, le vent tombera. Nous sommes entrés dans la phase printanière. À la fin de la présente étape.

— Quelle est la durée d’une étape ?

— Soixante jours. Une phase comprend dix étapes ; les quatre phases correspondant aux quatre saisons forment une année. De notre ascendance terrienne, nous avons conservé l’habitude du cycle hebdomadaire, en divisant nos étapes en quatre semaines de quinze jours chacune, sans attacher à ce rythme le moindre caractère commémoratif ou religieux.