— Votre calendrier ne prévoit ni sabbat, ni fête liturgique d’aucune sorte ?
— En effet, nous ne célébrons aucune solennité religieuse. N’en concluez pas pour autant que la Prairie est une planète athée. Par prudence, nous appliquons rigoureusement le principe de la séparation de la vie communautaire et de la foi. Nos ancêtres, tous de haut lignage, étaient issus de cultures très variées dont on pouvait craindre qu’elles ne communiquent pas très facilement entre elles. Plutôt que de prendre le risque d’envenimer des différences latentes, il fut décidé que chaque clan observerait dans l’intimité la religion et la tradition qui lui étaient propres. C’était le meilleur moyen de préserver l’unité de la colonie.
— Nous aurions voulu en apprendre davantage sur la Prairie, mais le Saint-Siège s’est montré peu disposé à satisfaire notre curiosité.
— Puis-je vous faire observer qu’il aurait été bien en peine d’accéder à votre requête ? Les Terriens ignorent tout de la Prairie. Pourquoi ? Parce qu’ils s’en soucient comme d’une guigne.
Il commettait à nouveau la même horripilante méprise, fondant en une même entité la planète et l’empire du Hiérarque. Pour le reste, ce vieux patricien, descendant d’exilés, n’avait pas tort. Les Terriens n’éprouvaient qu’indifférence et détachement pour les nombreuses colonies dispersées aux quatre coins de la galaxie. Les noms de la Prairie, de Semling, des Matinales, de Shafne ou de la Pénitentiaire ne signifiaient rien pour eux. Obnubilés par les problèmes de contrôle démographique et par la nécessité de restaurer l’équilibre écologique d’une planète humiliée, dévastée par des siècles de consommation frénétique, les populations décidées à tenir bon avaient observé avec un immense soulagement ces vastes mouvements d’émigration sans lesquels tout espoir de renaissance leur serait demeuré interdit. Une fois délestée de ce fardeau, la Terre s’était empressée d’oublier ses colonies. L’ordre du Saint-Siège régnait sur des millions d’individus ; les autres s’appliquaient à la tâche éreintante de survivre.
— Puis-je voir les écuries ? demanda soudain Marjorie. La réanimation et le transfert des chevaux ont bien été effectués ?
En un clin d’œil se plaqua sur la grande face du patriarche un air de consternation, d’effroi presque cocasse, comme si sa compétence se trouvait brutalement mise en défaut.
— Cela soulève-t-il une quelconque difficulté ?
— C’est-à-dire… Il hésita, cherchant ses mots. En fait, nous n’avons été prévenus que tardivement de l’arrivée des bêtes.
Les « bêtes » ? Depuis quand la plus noble conquête de l’homme se trouvait-elle ravalée à ce rang indigne ?
— Je ne comprends pas. Un diplomate de Semling ayant séjourné ici nous a pourtant assuré que la propriété comportait des écuries.
— Ce ne sont pas réellement des écuries, plutôt une sorte d’abri dans lequel les Hipparions trouvaient refuge, à une époque antérieure à la construction de cette maison, est-il besoin de le préciser.
Marjorie était dans la plus complète perplexité. En quoi consistait cette « précision » qui, tout en étant superflue, méritait malgré tout d’être rapportée ? Les Hipparions, supposa-t-elle, devaient être les équidés locaux. Elle hasarda une innocente question :
— Vos montures sont-elles si différentes des nôtres qu’elles ne sauraient être logées dans des écuries ?
— Cette idée est tout simplement inconcevable, répliqua bon Haunser, catégorique. Il se radoucit aussitôt. Les Hipparions ont déserté depuis longtemps l’abri dont je vous parlais. Vos chevaux, j’en suis certain, s’y trouveront très à l’aise. À la date de votre arrivée, nous ne disposions d’aucun moyen de transport adapté à des animaux de grande taille. Ce problème trouvera vite sa solution, je puis vous l’assurer. C’est l’affaire de quelques jours. Vous voudrez bien nous excuser de ce contretemps.
— Nos chevaux sont toujours en hibernation, voilà qui est regrettable, observa-t-elle, sur un ton plus acerbe qu’elle n’aurait voulu. Pauvres créatures, confinées dans ce néant glacé…
— Elles en sortiront bientôt, je vous le promets.
Marjorie se le tint pour dit. Sans doute était-il vain de perdre son sang-froid et maladroit de montrer à ce vieil inquisiteur qu’il venait de la toucher en un point sensible. Pourtant, elle ne se sentait pas complètement rassurée.
— Dans la mesure où vous ne semblez guère avoir l’expérience des chevaux, je ne verrais pas d’inconvénient à me rendre au spatioport pour assister à leur débarquement, dit-elle. Moi, ou l’un de mes enfants.
— La présence de votre fils pourrait bien ne pas être inutile.
À son accent de gratitude, elle comprit qu’elle venait de le délivrer d’un grand poids. Les chevaux seraient-ils victimes d’une sombre énigme de protocole, se demanda-t-elle, au comble de l’agacement. Évitons les commentaires blessants, les témoignages de mauvaise humeur. Un délai de deux jours, ce n’était pas la fin du monde. Il serait absurde, puéril, de compromettre pour si peu les prémices d’une mission qu’elle avait accueillie avec un secret plaisir, comme la réponse inattendue à son désarroi, l’occasion inespérée de faire œuvre enfin utile en contribuant, si peu que ce fût, à un sauvetage de grande envergure. Ce voyage était aussi, plus prosaïquement, le moyen d’échapper à la sinistre routine dans laquelle s’enlisaient ses jours. Pour Don Quijote, El Dia Octavo et leurs compagnes, Her Majesty, Irish Lass, Millefiori, Blue Star, le sommeil stérile se prolongerait un peu plus longtemps qu’il n’était prévu, voilà tout.
— Nous sommes impatients de participer à l’une de vos chasses, dit-elle. En qualité d’observateurs, bien sûr.
Le visage de bon Haunser s’altéra soudain. Sans le vouloir, voilà qu’elle venait de commettre un nouvel impair.
— Tout est prévu, assura-t-il très vite. Vous suivrez notre prochaine chasse depuis un aéronef ; vous pourrez ainsi, en toute sécurité, vous familiariser avec les différentes péripéties.
Le premier instant de surprise passé, Marjorie lui adressa un sourire glacial.
— J’apprécie le souci que vous avez de notre sécurité. Une chasse vue du ciel, voilà qui promet des sensations originales. Soyez tranquille, en tout point nous nous conformerons aux règles et convenances de la Prairie.
Le regard de bon Haunser s’éclaira d’un seul coup. Son soulagement n’était pas feint : il venait réellement de frôler l’épouvante. Marjorie contraignit ses pensées à être aussi sobres, aussi raisonnables, aussi mesurées que l’avaient été ses propos, dans la crainte de laisser paraître son exaspération. Tant de patience méritait une petite compensation. Elle allait lui montrer que si la Terre avait oublié la Prairie, celle-ci le lui rendait bien, ainsi qu’en témoignait une certaine confusion intempestive entre planète et pouvoir religieux.
— J’évoquais à l’instant le respect de l’étiquette auquel nous n’avions pas l’intention de déroger. À ce sujet, peut-être pourrions-nous régler une fois pour toutes les questions de titres et qualités.
Il fronça les sourcils, déjà sur le qui-vive.
— Je ne comprends pas.
— C’est très simple. Sur notre planète d’origine, la Terre, les femmes mariées inféodées au Saint-Siège sont dénommées Dame, puis Mère lorsqu’elles ont mis au monde un ou plusieurs enfants. Les jeunes filles sont simplement des Demoiselles. Les hommes se font appeler Aspirant, puis Messire. Ayant refusé de nous soumettre à l’autorité du Saint-Siège, nous ne sommes pas au nombre des Sanctifiés, par conséquent les grades dont s’affublent les sujettes du Hiérarque ne me concernent pas.