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L’habit diplomatique, entièrement noir à l’exception du galon rouge ornant le col officier, avantageait la haute silhouette de son époux, estima-t-elle en le regardant s’approcher. Il lui conférait une dignité toute sacerdotale. Pour l’élégance et la distinction, Rigo pouvait en remontrer à tous les grands de la Prairie. L’expression contractée, maussade, de son visage trahissait le malaise qu’il ressentait depuis son arrivée, de son propre aveu. Marjorie décida d’aborder le problème de leur difficile intégration sous son aspect le plus anodin.

— Cette petite conversation avec un des représentants les plus typés de l’aristocratie m’a mis la puce à l’oreille, dit-elle. J’ai cru comprendre que ni les enfants ni moi-même ne bénéficiions de l’immunité diplomatique.

— Pourquoi pas ? s’écria Rigo, toujours prompt à s’emporter. Qu’est-ce qui te le fait croire ? Aurait-il dit à ce sujet quelque chose de précis ?

— Sur cette planète, les épouses conservent leur nom de jeune fille, ainsi que la position sociale qui était la leur avant le mariage. C’est du moins ce qu’il m’a semblé comprendre. Le cas échéant, la situation familiale de Marjorie Westriding n’avait rien à envier à celle de Roderigo Yrarier, d’autant moins qu’elle descendait d’une lignée encore plus flatteuse, détail qu’il eût été malséant de souligner. En fait, la femme d’un ambassadeur ne pèse d’aucun poids, conclut-elle.

Rigo opina et parut s’abîmer dans de sombres réflexions.

— La Prairie nous réserve encore bien des surprises, toutes désagréables, j’en ai l’impression, murmura-t-il enfin.

— Je me trompe peut-être.

— Toi ? Allons donc. Tu as des pressentiments dont la justesse tient du prodige, nous le savons. Pour ce propos louangeur, Roderigo n’avait pu s’empêcher de prendre le ton de plate galanterie dont il usait avec toutes les femmes, y compris la sienne. Je demanderai à Asmir Tanlig de mener une petite enquête, ajouta-t-il.

— Asmir Tanlig ? Qui est-ce ?

— L’un des deux auxiliaires indigènes que j’ai engagés ce matin, dès que j’ai pu me débarrasser de ce crampon de Haunser.

— Ce Monsieur Tanlig est-il un bon ?

— Cela m’étonnerait fort. Plutôt le petit-fils du rejeton naturel d’un bon.

— Un collatéral, en somme, un vulgaire paltoquet, commenta Marjorie de l’air entendu de quelqu’un qui détient des informations de première main. M. Tanlig ne danse ni ne chasse, c’est bien malheureux pour lui.

Son époux lui jeta un bref regard intrigué.

— J’ai aussi engagé un Mécano, dit-il.

Ce fut au tour de Marjorie d’avoir l’air déconcerté.

— Un mécano ? Était-ce bien nécessaire ?

— Sebastien Mecano, tel est le nom de mon second assistant. Un héritier philologique des Smith ou des Wright{Forgeron, ou Charpentier. En France, Charpentier est un patronyme assez répandu. S’il existe peu de Forgeron, en revanche, on rencontre des Maréchal, à l’origine domestique chargé de soigner les chevaux, avant de devenir avec l’adjonction du qualificatif ferrant, l’un des grands artisans de la forge. (N.d.T.)}. Celui-ci n’a pas une seule goutte de sang bleu dans les veines, ainsi qu’il me l’a avoué avec beaucoup de réticence. Rigo tomba dans un fauteuil et se massa la nuque avec force grimaces. L’hibernation n’est pas faite pour les êtres humains, ronchonna-t-il. Je me sens aussi faible que si je relevais d’une longue maladie.

— Moi, j’ai l’impression de vivre une sorte de rêve éveillé. La réalité n’a pas vraiment de consistance…

— Ma chère, en toutes circonstances, il y a toujours en toi un peu de la princesse lointaine.

Il avait repris sa voix séductrice, pourtant Marjorie ne fut pas dupe. Elle accueillit l’insinuation avec un triste sourire. Combien de fois ne s’était-elle pas entendu brocarder au sujet de son air distant et de sa froideur, reproches à l’origine infondés, prétexte trop facile pour justifier les fugues du mari volage trouvant refuge entre les bras d’une maîtresse « chaleureuse », Mademoiselle Eugénie Le Fèvre, et toutes celles qui l’avaient précédée. C’est ainsi qu’une épouse humiliée se transforme en princesse lointaine, songeait Marjorie avec amertume. Spirale d’hypocrisie, de malentendus, dans laquelle s’était enfuie l’affection conjugale.

Rigo avait vu l’ombre passer sur le visage de sa femme. Satisfait de ce résultat, il changea de sujet.

— As-tu enregistré les noms de mes recrues ? Asmir Tanlig et Sebastien Mecano.

— Quelle tâche comptes-tu leur confier ? demanda-t-elle. L’infiltration des classes moyennes ?

— Sauf dans la Zone Franche, où s’épanouit une bourgeoisie affairiste auprès de laquelle Tanlig pourrait bien m’être utile s’il y consentait, et si l’on ne tient pas compte du personnel nombreux des latifundia, il n’existe pas à proprement parler de couche sociale intermédiaire entre les aristocrates et la paysannerie. Mes lascars circuleront de village en village, et glaneront tous les indices pouvant se rapporter à notre affaire. Mecano, en particulier, me semble très représentatif du monde agricole. Il se vante bien haut d’avoir encore de la paille dans ses sabots, d’une manière un peu farouche et agressive qui en dit long sur son ressentiment.

— Voilà deux associés peu susceptibles de rehausser notre prestige aux yeux des grands.

— Mes relations avec Tanlig et Mecano doivent rester secrètes. Comment pouvons-nous espérer arriver à un résultat si nous n’avons pas accès, d’une manière ou d’une autre, à toutes les régions et à toutes les catégories ? Veux-tu savoir comment je suis entré en contact avec ces deux hommes, à l’insu de bon Haunser ? Les diplomates de Semling que nous avions rencontrés avant notre départ m’avaient communiqué leurs noms en précisant que je pouvais leur faire confiance. Dès notre première entrevue, je n’y suis pas allé par quatre chemins. Après leur avoir révélé, dans ses grandes lignes, l’objet de la mission, j’ai aussitôt voulu savoir quelle était la situation sur la Prairie.

Marjorie retint son souffle.

— Alors ?

— Jusqu’à présent, rien. À leur connaissance, aucun mal étrange et incurable ne se serait déclaré nulle part.

L’épidémie aurait donc réellement épargné la Prairie ? Tout espoir n’était pas perdu, par conséquent. Marjorie osait à peine y croire.

— Gardons-nous de tout optimisme prématuré. Après tout, s’il ne s’agissait que de quelques cas encore isolés, comment sauraient-ils ?

— Tous deux ont de la famille dans la Zone Franche. Si l’on assistait là-bas à l’apparition d’un phénomène de caractère menaçant, ils n’auraient pas manqué de l’apprendre. L’information circule moins sûrement en sens inverse. Nous sommes dans un monde archaïque, contrôlé à quatre-vingt-quinze pour cent par une aristocratie foncière. Quantité d’événements peuvent survenir dans ces immensités semi-désertiques dont les habitants de la Zone Franche n’ont pas la moindre idée.

Marjorie acquiesça d’un signe de tête. La fatigue et la faim fondirent sur elle. Elle étouffa un bâillement.

— Tu n’as pas perdu ton temps, murmura-t-elle avec lassitude. Je te félicite. Sais-tu où se trouve Anthony ?

— Là-haut, sans doute, en compagnie de sa sœur. Je leur ai demandé de dresser un plan sommaire de l’étage. Il faudra bien songer à se procurer quelques meubles, si nous voulons être en mesure de prendre nos quartiers d’été avant l’arrivée des grosses chaleurs. Selon Asmir, il existe, dans le Bourg, l’agglomération de la Zone Franche, une Rue Neuve dans laquelle sont regroupés tous les corps de métiers. Curieux nom. Si la Rue Neuve est ici, où peut bien se trouver l’Ancienne ?