— Où veux-tu ? Sans doute traverse-t-elle quelque cité de Notre Mère la Terre.
— Asmir s’engage à nous faire livrer un mobilier très satisfaisant en l’espace de quelques semaines. Il s’agit, bien sûr, des longues semaines de la Prairie. Notre homme a déjà battu le rappel de ses fournisseurs par le truchement d’un mystérieux « Grand Communicateur », nom terrifiant dont ils affublent un banal réseau téléphonique, m’a-t-il semblé. Nous devrions bientôt recevoir la visite d’une délégation d’artisans.
— À l’appréciation de qui sera soumis ce mobilier très satisfaisant. Gageons que les bon auront l’œil à tout. Gageons que nos malheureux chevaux dorment encore parce que les aristocrates jugent leur présence indésirable. Ils ont ici des montures d’un genre très particulier.
— Les Hipparions ? J’en ai entendu parler, en des termes très vagues, très ambigus.
— Ces fières cavales trouveraient indigne d’être emprisonnées dans des stalles. Le simple fait de l’envisager constitue presque un crime de lèse-majesté.
— Les Hipparions sont donc élevés en liberté ?
— Autant dire que ces créatures ne sont pas élevées du tout. On leur passe leurs quatre volontés. De temps à autre, elles daignent trouver refuge dans certains endroits qu’il ne serait pas convenable d’appeler des écuries. Des anti-écuries, en quelque sorte. Si nous allions les visiter ?
On pénétrait dans les anti-écuries par de hautes ouvertures étroites pratiquées à flanc de colline. On se trouvait sur le seuil d’une immense caverne ; le sol et les parois en étaient aplanis, la voûte soutenue par une forêt de piliers.
— Cet antre est assez vaste pour contenir nos deux étalons, les quatre juments ainsi que tous leurs descendants pendant un siècle, fit observer Stella en jetant autour d’elle un regard dégoûté. Ce n’en est pas moins le dernier endroit où l’on oserait installer des chevaux.
Stella était une jeune fille de seize ans, assez délurée pour tirer le meilleur parti d’une dégaine d’adolescente dont la beauté commençait seulement à s’épanouir. De son père, elle avait hérité les yeux et les cheveux de jais, l’humeur ombrageuse. Rejetant la tête en arrière, elle mit ses mains en porte-voix.
— Vive les villes et les forêts ! hurla-t-elle. À bas la Prairie !
Enchantée, elle écouta résonner l’invective, répercutée par tous les échos de la grotte.
Anthony n’était pas moins consterné et n’en laissait rien paraître, enveloppé dans une aura de flegme depuis qu’il avait décidé de mettre sa part de cabotinage à se comporter partout en digne fils d’ambassadeur. Grand, élancé, les cheveux aussi blonds que l’étaient ceux de Marjorie, il semblait un de ces êtres d’exception, légers et chatoyants, sur lesquels le temps n’a pas de prise. Comme sa mère, il avait l’âme rongée de doutes et son esprit jouait sans cesse avec les fantaisies les plus accablantes ; comme elle, il s’imposait une discipline sévère et demeurait aux yeux de tous quelqu’un qui a pris définitivement la gravité comme base de son caractère. De ce jeune homme sérieux s’exhalait une séduction à laquelle succombait tout le monde, y compris les gens les moins faits pour se laisser fasciner. À dix-neuf ans, de la même taille que son père, il avait la silhouette fine qu’il conserverait toute sa vie.
Marjorie se surprenait parfois à l’observer à la dérobée. Il est irrésistible, se disait-elle alors, admirative, cependant que Rigo fulminait.
— Quel gamin ! Quand donc se décidera-t-il à devenir adulte ? Je pourrais au moins lui révéler ce que nous sommes venus faire ici et me décharger sur lui de certaines responsabilités.
Marjorie écarta les bras en croix dans le geste de tracer une séparation imaginaire.
— Cette partie de la grotte suffira. Nous pourrions faire installer le long de la paroi une demi-douzaine de stalles, qui toutes auraient une ouverture sur l’extérieur, tandis que l’espace du fond serait aménagé en paddock. Dieu, que ces piliers sont empoisonnants ! Quand l’hiver viendra…
La phrase demeura en suspens. Les hivers de la Prairie avaient une réputation effrayante. Que ferait-on des chevaux, quand il gèlerait à pierre fendre ?
— Crois-tu que nous serons encore ici ? demanda Anthony, d’une voix plus angoissée que ne pouvaient le tolérer ses nouveaux principes d’impassibilité. Cette mission, quelle qu’elle soit, ne devrait pas nous retenir aussi longtemps, espérons-le.
Son père haussa les épaules.
— J’aimerais pouvoir en être sûr.
Marjorie leur tournait le dos et contemplait les profondeurs de la caverne, écrasées sous la voûte trop basse.
— À quoi peuvent bien ressembler ces Hipparions ? murmura-t-elle. On se croirait dans une sorte de terrier géant. Qui sait, peut-être ont-ils des oreilles de lapin et sont-ils myopes comme des taupes ?
— Charmante perspective, maugréa Stella. Pourquoi ne pas imaginer, par-dessus le marché, qu’ils empestent comme des putois ? Du reste, à quand remonte ta dernière visite dans un terrier ?
— Tu ne le savais donc pas ? Quand j’étais enfant, les fées m’ont enlevée. Comme les lutins, je vivais dans les bois et j’en connaissais tous les secrets. C’était bien avant que je ne devienne une petite personne arrogante, très semblable à certaine péronnelle de ma connaissance. J’avais une faiblesse pour les lieux cachés, à l’abri de tout et de tous. Je me sens dans les mêmes dispositions aujourd’hui. Telle que vous me voyez, je vais regagner ma tanière, enfiler une robe de chambre douillette et me mettre au lit avec des provisions et un bon livre sur lequel je piquerai du nez à la quatrième page. Ce dépaysement ne me vaut rien. Il y a sur cette planète trop de choses obscures, bizarres, inexplicables. Même les couleurs semblent se jouer de nous.
Sur ce dernier point, Marjorie n’était pas loin de la vérité. Alors qu’ils descendaient l’allée de caillebotis (faite avec des panneaux de lattes importés, avait précisé bon Haunser) qui conduisait à la résidence, ils s’étonnèrent une fois de plus de la nuance indéfinissable du ciel. Pourquoi la steppe hivernale, au lieu de décliner l’innocente palette des jaunes et des gris, inventait-elle des chatoiements mauve et rose, ni plus ni moins qu’un décor de théâtre balayé par les projecteurs ?
— Quand nous serons habitués, ces bizarreries nous sembleront des grâces, fit observer Tony, autant pour se rasséréner que pour jouer le jeu de la raison.
Pas plus que sa sœur, il n’avait quitté la Terre de gaieté de cœur. Il avait laissé derrière lui des amis, une jeune fille qui ne lui était pas indifférente, et la réalisation d’importants projets se trouvait ajournée. Pour combien de temps ? La cause, dont son père ne lui avait rien dit, devait être à la hauteur du sacrifice consenti. Sans rien lui révéler, Marjorie avait apaisé ses doutes, et Tony l’avait crue. Tout d’abord, les affirmations de la mère étaient pour le fils paroles d’évangile ; ensuite, il était d’un naturel confiant, comme Marjorie l’avait été au même âge, lorsqu’elle avait convolé en justes noces avec Roderigo Yrarier.
— Si nos chevaux sont assez vaillants, nous chasserons à courre à la première occasion qui se présentera, décréta l’ambassadeur, bombant le torse, humant à pleins poumons l’air infiniment pur de la steppe.
Son épouse secoua la tête.
— Il m’est avis que nous devrions attendre un peu, dit-elle. Les chevaux se rétabliront vite, j’en suis sûre, mais nos hôtes ne sont pas prêts.
Roderigo se figea, interloqué. D’un coup de stick rageur, il décapita une longue herbe folle qui avait le mauvais goût de se trouver sur son chemin.
— Encore une de tes intuitions, n’est-ce pas ? Serait-ce trop te demander que de discuter des problèmes importants avec moi plutôt que de prendre dans ton coin des décisions qui ressemblent à des ultimatums ?