Les enfants s’étaient arrêtés, eux aussi. Depuis longtemps, l’harmonie ne régnait plus entre leurs parents. Le frère et la sœur avaient pris l’habitude de réagir aux fréquentes prises de bec en fonction de leurs maturités et de leurs tempéraments respectifs. Stella ne perdait pas une réplique et comptait les points, Tony rentrait dans sa coquille.
— Ne sois pas ridicule, riposta Marjorie d’une voix tranquille. À qui feras-tu croire que je me comporte en tyran domestique ? S’il ne tenait qu’à moi, les chevaux seraient ici depuis longtemps et nous galoperions ventre à terre à travers ces collines en technicolor. Le digne, le respectable bon Haunser a bien failli sortir de ses gonds lorsque j’ai fait allusion au fait que nous étions impatients de retrouver nos montures afin de pouvoir nous joindre à leur prochaine chasse. D’autres dispositions avaient d’ores et déjà été prises, auxquelles nous étions implicitement priés de nous conformer. Pourquoi tant de méfiance, ou tant de précautions ? Je l’ignore, je n’ai pas posé de questions. Jusqu’à plus ample informé, nous aurions tort de passer outre à leurs réticences. Voilà pour ma plus récente intuition, comme tu dis. Libre à toi de ne pas en tenir compte, naturellement. Pour notre malheur, nous ne sommes pas des aristocrates de la Prairie, et ce vieux monsieur très collet monté m’a fait comprendre sans trop de détours qu’en se débarrassant de leurs colonies, la Terre et le Saint-Siège avaient perdu le droit de s’y conduire comme en terrain conquis.
Rigo allait répondre quand s’éleva, jaillie de nulle part, une plainte déchirante qui peu à peu s’éleva au diapason d’un cri. Cela ne ressemblait à rien de ce qu’ils avaient pu entendre, les uns ou les autres, mais chacun le sentit, avec son esprit et ses sens, ce hurlement lancé à pleine gorge ramassait en lui toute la détresse du monde. Il décrut enfin, étranglé, brouillé de solitude et de malheur, comme doivent s’épuiser les appels d’une créature mourant de faim et de soif en plein désert. Le silence leur parut étouffant.
— Qu’est-ce que c’était… un être humain, un animal ? balbutia Rigo.
L’espace d’un long moment, ils n’osèrent bouger, aux aguets, le cœur leur cognant contre les côtes à coups précipités. Ils attendirent en vain, la Prairie resta muette.
Au cours des semaines suivantes, le cri terrible devait se faire entendre à plusieurs reprises. Les Terriens interrogèrent leurs hôtes. Il leur fut répondu que l’on n’avait pas la moindre idée de ce dont ils parlaient.
El Dia Octavo émergea de son cauchemar comme d’un vertige nauséeux. Il battit l’air de ses pattes, faiblement, ainsi que l’aurait fait un insecte. Une voix venue de très loin se fraya un chemin jusqu’à lui.
— Qu’attendez-vous pour actionner le treuil ? Faites vite, voyons, descendez-le !
Ses sabots touchèrent le sol. L’étalon demeura tremblant, effaré, la tête basse, les naseaux palpitants. Une main lui flatta l’encolure, sans hâte, avec une certitude aisée. Belle et bonne main, qui pourtant ne valait pas la sienne. Cette main jeune et masculine, El Dia Octavo la reconnaissait comme étant celle qui ressemblait le plus à l’autre.
— Doucement, dit Tony, doucement. El Dia, mon vieux, tout va bien. Ne bouge pas, je reviens dans un instant.
La main l’abandonna. À nouveau, les trombes du rêve s’abattirent. Il retrouva la même terreur lancinante, le sentiment qu’une menace énorme, insaisissable, était à ses trousses, quelque chose qui ne devait en aucun cas le rattraper, quelque chose qui était la mort même. Il frémit, pris d’une répulsion insurmontable. La main lénifiante se reposa sur-le-champ.
— Frère, du calme. Bienvenue sur la Prairie.
Encore tout ensommeillé, il gravit une rampe, se retrouva dans un lieu noir et clos qui se mit en mouvement. Il dormit cinq minutes, ou cinq siècles. Quand il s’éveilla à demi, la sensation de mobilité avait disparu. On le fit descendre le long d’un plan incliné sur lequel ses sabots dérapaient.
Ce fut elle qui l’accueillit en bas.
Millefiori fit entendre un petit hennissement d’humeur.
— Elle ! Toujours elle.
Il exprima son approbation, son soulagement aussi, par une sorte de gémissement délicat, venu du fond de sa gorge. D’un pas mal assuré, il tenta de la suivre. Les bruits qui lui parvenaient étaient sans équivoque, tandis qu’une foule d’odeurs inconnues l’assaillaient. Même la litière sur laquelle il était demeuré allongé fleurait le nouveau et l’insolite.
Il se produisit derrière eux un grand remue-ménage. Pris de panique, l’autre étalon bramait et ruait des quatre fers.
Trop heureux de l’occasion qui lui était fournie de mortifier l’orgueilleux, El Dia Octavo se moqua haut et fort, imité par les juments. Accablé sous les lazzis, le pauvre Don Quijote maîtrisa tant bien que mal son affolement.
Elle s’approcha d’eux, distribuant caresses et chuchotements, et tous furent enveloppés dans le calme de ses mouvements, la beauté apaisante de sa voix. Elle leur présenta de l’eau.
El Dia Octavo s’abreuva longuement, puis les forces lui manquèrent. À nouveau il se coucha et s’endormit, emportant dans la tiède dérive de sa conscience des effluves de fourrage mystérieux.
Marjorie se pencha et lui toucha les naseaux.
— Que se passe-t-il ? Je ne l’ai jamais vu ainsi.
— La peur, dit Tony. Elle ne les a pas quittés depuis leur réveil. Ils sont si faibles, ils la subissent sans pouvoir s’en libérer.
Sa mère le dévisagea, songeuse.
— Ma première nuit sur la Prairie fut atroce, hachée de mille petits sursauts, traversée de cauchemars. Je me revois assise sur le lit, angoissée, la poitrine prise dans un étau.
— C’est curieux, il m’est arrivé la même chose. Pas plus que toi, je n’oublierai les sueurs froides de cette première nuit sur la Prairie.
— Pourrait-il s’agir, tout simplement, des séquelles d’un long séjour en hibernation ?
— J’ai profité de ma visite au spatioport pour poser quelques discrètes questions à ce sujet. Aucune des personnes que j’ai pu interroger n’a le souvenir d’avoir éprouvé des troubles semblables. Maux de tête, nausées, mais de cauchemars, point.
— Curieux, en effet, répéta Marjorie. Enfin, félicitons-nous de ce que les stalles aient pu être terminées à temps.
— Les charpentiers ont bien travaillé. D’où venaient-ils ? Du village ?
— Ils ont l’habitude de louer leurs services au domaine. On peut même parler d’une sorte de convention : nous leur fournissons de l’ouvrage, nous nous approvisionnons chez eux, en échange de quoi, ils sont disponibles, au pied levé. Depuis toujours, ils ont la charge d’entretenir la propriété et le jardin. J’espère pouvoir trouver parmi eux quelques sympathiques garçons pouvant faire office de palefreniers.
Quittant les écuries, ils regagnèrent la maison, non sans jeter maints coups d’œil en arrière, comme pour s’assurer que tout allait aussi bien que possible et que les chevaux n’avaient plus besoin d’eux dans l’immédiat. Marjorie se promit de leur rendre de fréquentes visites au cours des jours suivants et de leur prodiguer tous les soins et l’affection qu’ils réclameraient pour retrouver leurs forces et se remettre de leurs émotions.
Cependant, d’autres tâches et d’autres soucis requérirent son temps et son attention. La délégation des artisans de la Zone Franche arriva en force, conduite par un petit homme à forte carrure, avec la physionomie avenante des honnêtes gens bien prospères et bien nourris sous son front dégarni. Il s’appelait Roald Few. Marjorie conduisit tout le monde à l’étage. Elle guida le maître artisan à travers la succession de pièces vides ; autour d’eux, les ouvriers s’affairaient à prendre des mesures qu’ils reportaient ensuite sur leurs calepins.