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— Vous ne voyez pas d’inconvénient, j’imagine, à ce que votre futur mobilier soit exécuté dans le style local. En d’autres termes, Lady Westriding, vous ne voudriez pas qu’un étalage d’originalité fît se froncer les sourcils des aristocrates ?

Roald Few s’exprimait dans la langue du négoce. Il la dévisageait d’un œil si aigu, si clairvoyant que Marjorie ne put s’empêcher de sourire.

— Vous avez parfaitement saisi la situation, Monsieur Few. J’avais cru comprendre, pourtant, que nous étions la première ambassade proprement dite à s’installer sur la Prairie.

— Vous êtes la seule et unique pour l’instant. Notre planète a reçu dans le passé d’autres représentations diplomatiques. Aucune n’a supporté la rigueur de nos hivers. La solitude, le sentiment d’abandon qui l’accompagne, c’en était trop pour eux. Ils ont plié bagage. Un agent de Semling a séjourné ici même, à Opal Hill. Au lendemain de l’ouverture des relations diplomatiques, Semling a fait construire cette propriété, dans la perspective d’y loger une légation permanente. Les aristocrates avaient eux-mêmes proposé le site de Opal Hill.

— Pourquoi l’étage n’a-t-il jamais été meublé ?

— La maison fut achevée au début de l’automne. L’agent a donc pris ses quartiers d’hiver au rez-de-chaussée. Il n’a même pas attendu l’arrivée du printemps pour déclarer forfait. Nos étés sont magnifiques, mais le pauvre ne saura jamais ce qu’il a perdu. Si le style vous est plus ou moins imposé, il vous reste le choix des couleurs. Qu’aviez-vous en tête ?

— Nous sommes bien d’accord ? dit Marjorie. Tout en tenant compte des prédilections de chacun, vous ferez en sorte que rien, dans le résultat final, ne puisse heurter le bon goût de nos hôtes. Si vous arrivez à concilier ces différents éléments, il vous sera octroyé une prime. Mon mari aime les tons chauds, le rouge, l’ocre ; ma préférence va aux nuances plus sourdes et plus sombres, dans les bleus et les gris. J’aime la couleur métallique que prend l’océan, les jours d’orage. Où ai-je la tête ! Vous n’avez jamais contemplé l’océan, mais je m’en remets à votre imagination.

Roald Few prenait note de tout.

— Je ferai mon possible, madame. Permettez-moi de vous remercier, au nom de tous les compagnons de la Rue Neuve. En vous adressant à nous, vous avez fait preuve de discernement et vous ne serez pas déçue. Voulez-vous un conseil ? Quand l’isolement vous pèsera, au lieu de choisir la fuite comme l’agent de Semling, prenez votre navette et faites un saut jusqu’à la Zone Franche. Nos échoppes sont bien garnies. Vous trouverez des victuailles et toutes sortes d’articles que nous importons pour notre propre consommation et dont les gens d’ici ne soupçonnent pas l’existence. À moins d’avoir l’esprit dérangé, comme les aristocrates, on n’est pas obligé d’apprécier l’affreux dénuement des longs mois d’hiver dans la steppe. Si votre séjour devait se prolonger aussi longtemps, vous pourriez même envisager de vous établir dans le Bourg avant l’arrivée des frimas. Vous y seriez plus confortablement installés et ce serait de loin la meilleure solution pour vos animaux. Vous ne seriez pas les seuls à déserter la campagne, du reste : quand vient l’hiver, les villageois mettent la clé sous le paillasson et convergent sur la Zone. Les aristocrates n’auraient pas besoin d’être informés de votre déménagement. Ne comptez pas sur eux pour vous rendre visite, mais dans l’éventualité où quelqu’un vous appellerait par le grand-com, il suffirait de brancher votre ligne sur le réseau citadin, et ni vu ni connu. Au fait, parlez-vous le sabir de la Prairie ?

— Il existe donc une langue planétaire ? s’étonna Marjorie. Je l’ignorais. On m’avait dit que tout le monde parlait le terrien, ou la langue du négoce. Le patriarche bon Haunser s’est adressé à moi dans le dialecte diplomatique.

Roald Few haussa les épaules.

— Cela ne m’étonne guère, ils sont si pédants ! Un jour, certains d’entre eux condescendent à s’exprimer dans la langue du négoce et le lendemain, l’air hautain, ils affectent de ne pas vous comprendre. Apprenez donc leur jargon, vos relations avec eux s’en trouveront facilitées. En fait de langue, il s’agissait plutôt, à l’origine, d’un charabia composé d’éléments disparates empruntés aux parlers de leurs ancêtres, tous venus d’horizons différents. Il a évolué et s’est transformé en un véritable idiome, avec de légères variantes familiales. En somme, chaque clan s’est amusé à forger une sorte de patois. Vous les impressionnerez d’autant plus que vous attendrez, pour révéler votre savoir, de pouvoir vous exprimer dans leur langue avec assez d’aisance. Voulez-vous un professeur ? Je me charge de vous en trouver un.

Marjorie n’hésita qu’un instant. Dans sa franchise un peu rude et narquoise, l’homme lui inspirait confiance. Qu’avait-elle à perdre, de toute façon ?

— Entendu. Je compte sur votre discrétion, M. Few.

— Soyez sans inquiétude, Lady Westriding. Je sais trop à quoi m’en tenir, sur les grands de la Prairie. Dans deux jours, quelqu’un viendra vous offrir ses services de ma part.

Outre le bâtiment principal et les communs, le domaine comportait trois dépendances disséminées dans le parc. Invitée à choisir en priorité, Andrea Chapelside, fidèle assistante de Roderigo, s’était décidée pour un petit cottage situé à proximité de la résidence, dans lequel elle logeait avec sa sœur Charlotte. Le Père Sandoval et son jeune suppléant, le Père James, avaient élu domicile dans l’annexe la plus importante. Une pièce devait être convertie en bibliothèque et salle de classe pour Tony et Stella, une autre en chapelle. Eugénie Le Fèvre se trouva donc reléguée d’office dans le pavillon le plus éloigné, charmant au demeurant avec sa grande cuisine ensoleillée, son petit salon et ses chambres, une pour chaque saison. Les trois dépendances avaient une orientation différente ; toutes étaient reliées à la résidence par un passage souterrain.

Après avoir pris congé de Marjorie, Roald Few se rendit chez les autres locataires de Opal Hill. Les demoiselles Chapelside lui montrèrent des photographies de leur domicile terrien et lui demandèrent d’en réaliser la copie la plus fidèle possible. Les messieurs installés dans la grande dépendance aspiraient à la simplicité. Le salon, dans son extrême dépouillement, leur plaisait et devait demeurer tel quel, sauf qu’il fallait disposer en son centre deux rangées de sièges et de prie-Dieu, face à l’autel. Le Père James soumit quelques croquis à l’approbation de son supérieur. Ils furent confiés à l’artisan.

— Comment doit-on vous appeler ? demanda celui-ci. Vous êtes ecclésiastiques, je le vois bien, mais si vous avez l’habitude d’être désignés par un titre particulier, il vaudrait mieux que je le sache, avant de commettre une bévue.

— Nous sommes membres du clergé catholique, déclara l’aîné des deux prêtres. Je suis le Père Sandoval, voici le Père James. Sa mère n’est autre que la sœur de Son Excellence Roderigo Yrarier. « Père » c’est le titre que l’on nous donne couramment, si cette marque de respect n’offense pas vos habitudes.

Tolérance de pure convention, l’autorité de la voix insinuant que, pour le mécréant de la Prairie, il n’était d’autre parti possible. Roald Few soutint sans sourciller le regard sévère du Père Sandoval.

— Dans ma profession, on se doit d’avoir l’esprit ouvert, dit-il simplement. Vous m’auriez demandé de vous appeler « Mon Oncle », que je n’y aurais pas vu d’inconvénient. « Ma Tante », voilà qui m’aurait peut-être fait tiquer.