Les valets acceptèrent les couteaux avec réticence. Ils sortirent de la grotte et s’exercèrent au maniement de ces outils fabuleux, timidement tout d’abord, puis s’enhardissant à trancher l’herbe par brassées entières d’un seul mouvement du poignet.
Marjorie s’amusait de leur émerveillement. Elle allait devoir trouver au plus vite parmi les villageois qui s’étaient portés volontaires pour travailler aux écuries quelqu’un ayant l’étoffe d’un bon palefrenier. Ceux-ci ne rechignaient pas à la besogne, mais ils n’entendaient rien aux chevaux ; déjà, ils avaient pris l’habitude de les flatter et de les caresser beaucoup plus qu’il n’était nécessaire.
Le Saint-Siège avait limité à six le nombre des chevaux qu’ils seraient autorisés à emmener. Dans la perspective d’un très long séjour, il avait semblé préférable de choisir des animaux reproducteurs, aussi Marjorie avait-elle accepté de se séparer de sa monture favorite, Reliant, hongre à la magnifique robe baie. Son choix s’était alors porté sur El Dia Octavo, un étalon barbe. Don Quijote, le cheval de Roderigo, venait d’Arabie ; quant à Tony, il montait Millefiori, jument pur-sang, comme l’étaient deux de ses compagnes. La troisième, Irish Lass, était un animal de trait, amené en renfort pour respecter la parité. S’ils étaient condamnés à rester ici une année entière (sur la prairie, une période de douze mois équivalait à deux années terrestres), du moins auraient-ils l’agrément de pouvoir fonder leur propre haras.
Tony les conduisit le long d’une sorte de cluse qui débouchait sur une vallée circulaire, semblable à une vasque d’herbe couleur d’ambre, où il avait déjà promené les chevaux à différentes reprises. Sitôt arrivés, les cavaliers commencèrent le rituel des mouvements de manège, pas, petit trot, trot enlevé, galop d’essai, retour au pas, dans un sens, puis dans l’autre, maintes et maintes fois. Enfin, ils allongèrent le trot, partirent au galop, talonnèrent leurs montures et leur lâchèrent la bride. Après une heure de ces exercices, ils mirent pied à terre afin de laisser les chevaux se reposer.
— Ils ne sont même pas fourbus, fit observer Roderigo. Jamais je n’aurais pensé qu’ils se rétabliraient aussi vite. C’est presque un miracle !
Son petit rire de satisfaction donna beaucoup à penser à Marjorie. Il trame quelque chose, se dit-elle. Son époux, elle ne le savait que trop, n’était jamais plus heureux que lorsqu’il avait mis en œuvre une intrigue.
— Pour nous aussi, les choses ont vite repris leur cours normal, dit-elle. Deux jours après notre arrivée, nous avions bon pied, bon œil. Le tonus musculaire des chevaux est intact, c’est l’essentiel. Poursuivons encore un peu avant de rentrer.
Une fois en selle, elle reprit l’exercice, demi-passade, volte serrée et ainsi de suite. Son regard intercepta une ombre, sur la ligne de faîte du petit massif. Ce n’était qu’une masse floue et vacillante dans l’aveuglante réverbération du soleil. La main en écran sur le front, plissant les yeux, elle discerna plusieurs silhouettes rapprochées, vaguement chevalines en raison de l’encolure arquée et des larges croupes. Elle n’aurait su évaluer la taille des créatures, ni même la distance à laquelle elles se trouvaient.
El Dia Octavo avait fait halte ; il regardait, lui aussi, en direction de la colline. De sa gorge monta un son étrange. Un grand frisson lui secoua les épaules, sa crinière se dressa, les poils du garrot se hérissèrent, comme si l’animal subissait le harcèlement d’une nuée de taons.
Marjorie se pencha.
— Tout doux, murmura-t-elle. Du plat de la main, elle lui frappa doucement le col. Un nuage passa sur le soleil. À l’instant précis où l’ombre allait les atteindre, les silhouettes s’esquivèrent.
De toute évidence, ces quadrupèdes indiscrets tenaient à conserver l’incognito. Agacée, Marjorie raccourcit les rênes et talonna les flancs d’Octavo.
Il ne bougea pas plus qu’un cheval de bronze. Puis il fut pris de tremblements. Une nouvelle plainte, rauque, rugueuse, sembla devoir préluder à un hennissement. Octavo n’était plus en état d’obéir à sa cavalière. La peur le tenait si fort qu’il ne pouvait plus ni avancer, ni s’enfuir. Marjorie resserra la pression rassurante de ses jambes. Elle lui posa la main sur le col.
— Calme-toi. Nous ferons comme tu voudras. Calme-toi. Tout va bien.
Brusquement, elle les sentit à son tour, l’un après l’autre, tous les symptômes de la peur : le cercle d’acier autour des tempes, le sang qui se retire du cœur, le souffle suspendu, comme une bouffée de mort. Tout va bien ? Elle avait parlé un peu vite.
5
Au cours de la nuit précédant la première chasse à laquelle ils devaient assister en qualité de « spectateurs aériens », aucun des membres de la famille Yrarier ne put fermer l’œil. Chacun fut la proie de ses angoisses familières, celles-ci affectant une force aiguë, une capacité de faire mal inhabituelle. Marjorie se leva aux aurores ; après une longue toilette, elle emprunta le passage souterrain pour gagner la chapelle où elle assista à la messe du matin. À son retour, elle trouva Rigo et les enfants attablés devant un solide petit déjeuner.
Entre eux régna longtemps un silence pénible, chargé d’effluves nerveux. Pour une fois, personne n’eut envie de se plaindre lorsque Stella, arborant sa tête des plus mauvais jours, laissa éclater ses doléances.
— Quelle journée nous allons passer ! Quel ennui ! C’est bien simple, nous avons l’air d’être en pénitence. Et c’est exactement ce qu’ils cherchent. En nous interdisant de monter à cheval, ils veulent nous punir de… de je ne sais quoi ! Si au moins ils nous avaient dit…
— Sois raisonnable, coupa Marjorie. D’un commun accord, nous avons décidé qu’à ce stade, toute curiosité ostensible serait déplacée et qu’il valait mieux s’abstenir de leur poser des questions. Prenons tranquillement notre petit déjeuner. Il s’agira d’être prêts quand l’engin viendra nous prendre.
L’engin, le monstre volant qui devait leur tenir lieu de monture. Stella s’abstint de répliquer. Ils mangèrent, ou plutôt ils engloutirent comme des gouffres l’énorme quantité de nourriture disposée sur la table, suffisante pour rassasier des convives deux fois plus nombreux. Glissant la main sous sa ceinture, Marjorie constata qu’elle pouvait sans effort la resserrer d’un cran. Elle dévorait comme jamais depuis son arrivée et ne cessait malgré tout de perdre du poids.
L’aéronef, lorsqu’il se posa enfin sur la pelouse, leur parut un monument d’extravagance, avec assez d’esprit pour n’être pas tout à fait ridicule. Il ne manquait pas d’allure, il fallait le reconnaître ; on ne pouvait nier que sa décoration outrageusement surannée ajoutât à son charme. Atterrissage et décollage s’effectuaient à la verticale. À l’intérieur, tout était luxe, anachronisme, silence. Le Patriarche bon Haunser leur présenta de profonds fauteuils de salon dans lesquels ils prirent place. On leur apporta un breuvage qui portait le nom de café sans en avoir le goût. Le pilote avait salué les passagers sans desserrer les dents ; il s’installa aux commandes, enleva son appareil et mit le cap sur le nord-est. À droite et à gauche, d’immenses baies ne laissaient rien ignorer du paysage. Bon Haunser signalait à leur attention les sites les plus pittoresques.
— La Crête du Coq, dit-il, montrant une longue élévation frangée de rose. Bientôt les versants seront d’un rouge écarlate. Sur votre droite se trouvent les Collines Noires. Vous avez conscience, je l’espère, de bénéficier d’un traitement de faveur. Bien peu d’étrangers peuvent se flatter de savoir à quoi ressemble notre planète, en dehors de la Zone Franche.