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— À propos de la Zone Franche, quelque chose m’intrigue, dit Rigo. Les cartes montrent qu’elle occupe une superficie non négligeable, quelque quatre-vingts kilomètres de long sur cinq ou six de large. Une forêt très dense la cerne de toutes parts. Ses habitants se livrent avec passion aux joies du négoce, de l’élevage et de l’agriculture intensive, m’a-t-on dit. Au moment de notre atterrissage, nous avons vu qu’elle disposait d’un important réseau routier. Or je n’ai pas encore remarqué, en dehors de la Zone, la moindre voie de communication. Y a-t-il à cela une explication ?

— Monsieur l’ambassadeur, ainsi que je l’expliquais l’autre jour à votre épouse, l’herbe ne pousse pas dans la Zone, celle-ci comprenant tout le secteur délimité par la frontière naturelle des marécages et de la forêt. Cette enclave ne ressemble en rien à ce que vous trouverez par ailleurs sur la Prairie. Les roturiers peuvent bien tracer là-bas toutes les routes qu’ils veulent dans la mesure où les surfaces herbeuses y sont inexistantes, le marais constituant d’autre part un obstacle infranchissable.

Stella semblait interloquée ; elle parut sur le point de poser une question dont on pouvait craindre l’impertinence. Le regard impérieux de son père la réduisit au silence. Elle haussa les épaules et se tint coite.

— Vous préférez peut-être que les roturiers restent confinés dans leur réserve ? s’enquit Anthony sur un ton de curiosité polie susceptible d’amadouer la méfiance du Patriarche. Ou bien est-ce l’idée de voir s’étendre le réseau routier au reste de la Prairie qui vous répugne ?

Bon Haunser rougit, comme s’il regrettait d’en avoir déjà trop dit et s’en voulait de cette étourderie. Il dissimula son embarras derrière un petit sourire indulgent.

— Jeune homme, dit-il, sachez que les roturiers se trouvent très bien dans leur Zone. Ils ne souhaitent nullement s’installer ailleurs, aussi n’avons-nous pas à nous prononcer contre une hypothétique « invasion ». En revanche, nous ne saurions tolérer que notre planète soit défigurée par des routes. Je ne m’attends pas qu’un Terrien soit sensible à cette préoccupation qui revêt chez nous le caractère d’une véritable obsession. Nous aimons l’herbe, dans son infinie variété, nous la respectons et frémissons d’horreur à la pensée qu’elle puisse être irrémédiablement souillée. Cette déférence ne nous empêche nullement de couper, de moissonner, d’exploiter une végétation prodigieuse qui représente la seule richesse de la Prairie. Toutefois nous prenons soin de ne jamais causer le moindre dommage irréparable. C’est pourquoi vous ne trouverez chez nous d’autres voies de communication que les sentiers reliant chaque domaine au village placé sous sa dépendance. Encore n’acceptons-nous leur existence qu’à contrecœur.

— Pour vous rendre les uns chez les autres, vous utilisez donc un aéronef semblable à celui-ci ?

— En effet, tous les transports de personnes et de biens s’effectuent par la navigation aérienne. Ceci incluant bien sûr les entrées et les sorties de marchandises à une grande échelle, enfin, tous les flux commerciaux.

— Ces marchandises, en quoi consistent-elles ? demanda Stella, provisoirement métamorphosée en jeune fille modèle, soucieuse de faire bonne impression.

— Hum, fit le Patriarche. Nous importons des produits manufacturés ainsi que des articles de luxe tels que le vin, le tabac et la soie. Nos exportations, vous le devinez sans peine, concernent surtout les céréales et tous les dérivés de l’herbe, chanvre, crin, jute, raphia, fibres colorées. J’ai appris de la bouche de plusieurs roturiers employés dans les compagnies textiles qu’il y avait une demande croissante de plantes de haute taille, assimilées au bambou terrien et fort prisées en ameublement. Nos graminées fournissent en quantité graines et farines. Certaines espèces prolifèrent sur d’autres planètes. Parmi celles qui ne peuvent s’accommoder d’un sol différent de celui de la Prairie s’en trouvent quelques-unes utilisées dans la composition de médicaments. Enfin, nous exportons des plantes ornementales. Les aristocrates n’ayant ni le temps, ni le goût de s’intéresser de près au négoce, les sociétés installées dans la Zone Franche et travaillant sous licence se chargent de toutes les opérations. Activités peu lucratives, j’en ai peur, mais les profits suffisent à couvrir nos besoins et ceux de la Cité dont la prospérité, naturellement, nous tient à cœur.

— Si je ne me trompe pas, toutes les espèces végétales qui croissent sur la Prairie sont indigènes ? murmura Rigo. Aucune ne fut introduite, ni par vos ancêtres, ni depuis lors ?

— Aucune. Il n’existe pas la moindre parenté, même sur le plan génétique, avec la végétation terrestre. Pourtant les moines de la Fraternité Verte pratiquent de longue date l’hybridation, afin d’obtenir d’autres formes, d’autres couleurs. La Fraternité Verte ne vous est pas inconnue, j’imagine ? Ils sont arrivés il y a bien longtemps, avec la mission de mener à bien des fouilles archéologiques sur le site de l’ancienne colonie Arbai. L’horticulture est devenue pour eux une sorte de passe-temps.

Une diversion bienvenue se présentait enfin. Marjorie s’empressa de saisir l’occasion.

— J’ignorais qu’il se trouvait sur la Prairie les vestiges d’une cité Arbai.

— Elle est située dans le Nord, et voilà des années que la Fraternité s’acharne à l’exhumer. Selon le témoignage de ceux qui ont visité le site, il s’agirait d’un grand désordre horizontal très étendu, semblable en cela à toutes les agglomérations Arbai découvertes. Cette géométrie particulière ne facilite pas le travail des archéologues.

Bon Haunser s’exprimait avec un détachement sincère. L’énigme posée par l’antique civilisation ne l’intéressait pas le moins du monde. Marjorie se sentit obligée de passer à autre chose.

— Aurons-nous tout à l’heure le plaisir d’être présentés à certains membres de votre famille ? demanda-t-elle.

Le Patriarche la dévisagea comme si elle venait de proférer une inconvenance.

— Aujourd’hui ? Certainement pas. À cette époque-ci, en début de saison, nous sommes les hôtes des bon Damfels. Ensuite, la chasse se déplacera chez les bon Maukerden.

— Ne m’aviez-vous pas dit, cependant, que les bon Damfels étaient en deuil ? s’étonna Marjorie, sachant qu’elle s’aventurait en terrain délicat et redoutant un peu les conséquences de son audace.

— C’est exact, répliqua bon Haunser, froidement. Devraient-ils, pour autant, être privés de chasse ?

Sans tenir compte du coup d’œil d’avertissement de Roderigo, Marjorie adressa au Patriarche son plus gracieux sourire.

— Pouvez-vous nous donner les noms des participants ?

— En général, deux ou trois clans se regroupent pour chasser. Vous ferez aujourd’hui la connaissance des bon Laupmon et des bon Haunser, sans parler des bon Damfels qui nous offrent l’hospitalité.

— Les bon Haunser, à l’exception de vos proches ?

— Mon épouse et mes enfants seront absents, comme le veut l’usage. La famille au sens restreint participe uniquement aux chasses organisées par son clan.

Le visage du vieil homme se ferma. De toute évidence, il n’avait pas l’intention de poursuivre sur ce sujet. Marjorie poussa un soupir. Ces gens ne s’intéressaient à rien et leur susceptibilité était à vif. Toutes les conditions se trouvaient réunies pour faire de la conversation l’exercice le plus périlleux.

— Nous atterrissons dans un instant ! lança soudain le Patriarche.

— Si vite ? Sommes-nous déjà arrivés à Klive ?