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— Avec cet appareil ? Vous n’y songez pas, Lady Westriding. Il est trop bruyant, il sèmerait le trouble parmi les chiens. Nous ferons le reste du trajet dans un ballon propulsé par une hélice. Il présente l’avantage du silence et de la lenteur. Vous n’aurez donc aucune difficulté à suivre le déroulement de la chasse.

Cette fois, la grâce tout aussi désuète de l’aéronef ne les surprit qu’à moitié. Les parois de la somptueuse cabine étaient presque entièrement constituées de baies vitrées. Le ballon se posa comme une fleur sur une pelouse écartée du jardin des bon Damfels. Stavenger et Rowena les accueillirent sur le perron. Tous étaient en grand-deuil : costumes et voiles noirs, petites capes rouges sur les épaules.

Les invités se virent offrir le rituel cordial de l’arrivée. Rowena prit une gorgée ; Stavenger se contenta de tenir son verre sans même y porter les lèvres. Rigo fit observer combien ce temps radieux était propice à la chasse. Marjorie s’approcha de Rowena. Elle murmura quelques paroles de condoléances auxquelles son hôtesse, le visage meurtri, les yeux fixes et vides derrière les mailles fines de sa voilette, répondit par un marmottement inintelligible.

Les enfants s’avancèrent, deux filles et deux fils, dont les noms furent articulés d’une voix si basse, si épuisée, que Marjorie n’aurait pu en répéter un seul. L’un des fils l’enveloppa d’un regard aussi précis que celui du tailleur évaluant les mensurations d’une cliente pour laquelle il se propose de confectionner une garde-robe, ou un suaire, songea l’intéressée, se gaussant de cette pensée absurde et réfrigérante. Tout en noir, il était grand, mince, droit comme l’acier, avec des yeux farouches dans un visage de neige. Il était la séduction même, estima Marjorie. Déjà, sa fille papillonnait ainsi qu’elle avait l’habitude de le faire pour rompre la glace avec les étrangers, offrant d’elle-même l’image la plus niaise et la plus exhibitionniste, avec succès, le plus souvent. Stella dut déchanter. Alentour, les physionomies restaient de bois et personne ne répondit à ses avances. Comprenant qu’elle faisait fausse route, la jeune fille s’enferma dans un silence maussade.

Cette famille aux manières déroutantes ne pouvait mieux leur faire sentir qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Il y avait dans l’air quelque chose d’hostile qui excédait la consternation, le repli sur soi normalement provoqués par la perte d’un enfant. Rigo se sentait enclin à interpréter cette froideur comme une marque de mépris et à s’en formaliser.

Des chaises avaient été disposées en rang d’oignons sur le balcon qui surplombait le pré carré. À peine avaient-ils pris place qu’il leur était présenté des rafraîchissements et des victuailles délicates. Chacun remplit son assiette en silence et concentra son attention sur le grand espace désert, en contrebas. Assise très droite sur sa chaise, Rowena ne but ni ne mangea. À un moment donné, elle releva sa voilette et la fixa dans ses cheveux à l’aide d’une épingle de nacre, offrant à la curiosité furtive de ses voisins son beau visage écrasé de chagrin.

Peu après commençait sur la pelouse un étrange ballet de servantes vêtues de longues jupes blanches. Elles portaient en équilibristes des plateaux chargés de verres minuscules. Les chasseurs eux-mêmes firent leur entrée, seuls ou par petits groupes. Au premier coup d’œil, rien ne distinguait leur accoutrement du costume de chasse traditionnel, si ce n’était la répartition des couleurs entre les sexes, puis l’étranger s’avisait de la forme inhabituelle de la culotte, très vaste et rembourrée, comme gonflée d’air. Si l’aspect « jodhpur de clown » pouvait prêter à sourire de prime abord, on changeait d’avis en examinant la physionomie sinistre des chasseurs. Tous se jetèrent dans la gorge, d’un geste prompt, le contenu d’un unique petit verre. Rares étaient ceux qui parlaient, et encore ne s’agissait-il que de très jeunes gens. La sonnerie du cor, si étouffée fût-elle, fit sursauter Marjorie. Les chasseurs pivotèrent à l’unisson pour se trouver face à une certaine porte, située à l’est, dont les battants s’ouvrirent lentement.

La meute parut et de saisissement, Marjorie se plaqua une main sur la bouche. Elle regarda Rowena, le visage de la mère éplorée soudain masqué de haine et de fureur. Vivement, elle détourna les yeux, avec le sentiment de commettre une indiscrétion.

— Dieu tout-puissant… chuchota Rigo, oubliant, dans sa stupeur, l’irritation que lui inspirait le comportement de ses hôtes. Jamais il ne se serait attendu à ça.

Aussi grands que des chevaux terriens, les chiens étaient tout en muscles, avec d’énormes têtes pointues fendues d’une oreille à l’autre en un rictus affreux qui découvrait deux rangées de crocs. Impossible de déterminer, à cette distance, s’ils étaient glabres ou pourvus d’un pelage si ras qu’il mettait à nu une peau sombre, veinée de blanc. Silencieux, tirant une langue d’une aune, ils entrèrent sur une double rangée ; les couples se séparèrent, l’un poursuivant à droite, l’autre à gauche, de façon à opérer un mouvement enveloppant autour des chasseurs, puis se reformèrent à l’autre extrémité du pré et continuèrent en direction de la porte orientée au couchant.

— Venez, dit Rowena de sa voix spectrale. Nous devons changer d’observatoire.

Sans un mot, ils descendirent à l’étage inférieur, longèrent un couloir qui n’en finissait pas et gagnèrent un autre balcon, d’où la vue portait au-delà du mur d’enceinte occidental du pré. Le choc ressenti fut si violent que les quatre Terriens demeurèrent tout étourdis, cramponnés au parapet, les genoux creux, le cœur battant à se rompre.

Les Hipparions.

Les Hipparions, bien sûr. La révélation s’abattit comme la foudre sur Marjorie. Elle se demanda si Rigo et les enfants avaient éprouvé le même éblouissement. Pourquoi s’étaient-ils imaginé que les grands équidés de la Prairie, sous prétexte qu’ils étaient montés par des aristocrates, ressembleraient plus ou moins à des chevaux ? Leur naïveté n’avait eu d’égale que celle du Saint-Siège. Misérables prélats. Auraient-ils eu la présence d’esprit, avant de dépêcher sur place une mission dont les membres avaient été choisis, entre autres, pour leurs bons résultats dans les compétitions hippiques, de mener au préalable une petite enquête sur place ? C’était là, sans doute, trop leur demander. Quand bien même cette idée aurait traversé leurs esprits débiles, le temps aurait manqué.

Les dents serrées, Roderigo Yrarier cherchait un refuge dans la colère et l’indignation. Sa chemise était trempée ; une sueur d’effroi lui couvrait tout le corps. Maudit soit Sender O’Neil. Maudit soit le Hiérarque. Pauvre tonton. Pauvre ruine agonisante, il ne s’était rendu compte de rien. Sur sa droite, penchée en avant, Stella respirait avec difficulté. Du coin de l’œil, il vit la main de Marjorie se poser sur celle de leur fils.

Les monstres se pavanaient et piaffaient, heureux, semblait-il, à l’idée de la chasse. Autant que leur aspect, leur taille gigantesque inspirait l’épouvante. Les longs cous dont la courbe rappelait l’encolure du cheval se hérissaient en guise de crinières de longues arêtes triangulaires, acérées comme des lames de faux, de longueur décroissante depuis le front jusqu’au garrot. Les yeux énormes rougeoyaient. Le corps était couvert, comme d’un blindage, de plaques de peau dure, épaisse, luisante. Stavenger était sur le point d’enfourcher l’un de ces phénomènes. Marjorie observait, bouche bée. La monture s’accroupit à demi, étendit un antérieur sur lequel le cavalier prit appui du pied gauche avant de lancer un anneau qui s’enfila sur l’arête inférieure du col. Tirant et sautant simultanément, le Patriarche s’enleva, projetant sa jambe droite par-dessus le dos monumental. Après avoir calé son postérieur rembourré juste derrière les épaules du monstre, il écarta les mains, révélant à l’attention de l’observatrice deux fines lanières. Celles-ci une fois tendues, l’anneau se ferma autour de la pointe. Les rênes, songea furtivement Marjorie ; cela ne se peut pas, rectifia-t-elle aussitôt. Comment ces courroies, simplement reliées à la terrifiante épine dorsale, pourraient-elles lui servir à diriger l’animal, ou même à communiquer avec lui ? Elles n’ont d’autre utilité que celle d’occuper les mains du cavalier qui sans cela devrait rester les bras ballants, puisqu’il ne saurait être question de s’accrocher aux ardillons tranchants de la crinière. Pour la même raison, il devait prendre garde de ne jamais se pencher, au risque d’être embroché. Il était condamné à conserver jusqu’à la fin une impeccable raideur, position qu’aucun individu normalement constitué ne pouvait soutenir plus d’une demi-heure sans avoir l’échine brisée.