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— J’aime mieux ça. Tu sais donc ce qu’il te reste à faire ? Tu vas tout de suite…

La phrase demeura en suspens. Si ténues, si étouffées qu’elles eussent été, afin de ne pas semer la perturbation parmi les chiens attroupés derrière le mur, tout le monde avait entendu les notes lancées par le cor, ta-wa, ta-wa.

— Le signal… il est trop tard, ma pauvre Dim, trop tard, souffla Sylvan avant de regagner précipitamment sa place.

Les conversations avaient cessé. Dimity sentit le silence s’abattre sur son dos comme un manteau de froid. Promenant autour d’elle des yeux angoissés, elle ne rencontra que visages impénétrables, aussi inexpressifs que des masques. La métamorphose s’était opérée en l’espace de quelques secondes. Personne ne semblait plus reconnaître personne et même ses sœurs, victimes elles aussi de l’envoûtement, étaient devenues inaccessibles. Miraculeusement épargné, Sylvan lui jeta un regard d’une infinie tristesse.

Les chasseurs se disposèrent suivant l’ordre imposé par l’âge et par la hiérarchie, vétérans et cadets formant deux arcs de cercle symétriques de part et d’autre de la fontaine centrale, les premiers dans la partie occidentale du pré carré, les autres à l’est. À l’appel du cor, les servantes s’étaient égaillées à travers le champ, filant sur l’herbe couleur d’ardoise comme autant de voiles gonflées par le vent. Dimity se trouva livrée à elle-même, très seule, à l’écart de tous. « Ne quitte pas des yeux la Porte du Chenil, surtout, ne la quitte pas », se répétait-elle.

Elle s’ouvrit lentement. Les limiers s’avancèrent deux par deux, les yeux ardents, les oreilles flasques, la langue touchant le sol, la queue horizontale. À mesure qu’ils s’approchaient du pré carré, les couples se séparaient, l’un continuant sur la droite et l’autre sur la gauche, passant à l’extérieur des arcs jumeaux formés par les chasseurs, jusqu’à décrire autour d’eux un cercle parfait. Dimity n’avait jamais vu les chiens d’aussi près. L’un d’eux braqua sur elle des yeux flamboyants, regard de prédateur ou de suppliant, on ne savait. Le cœur lui battit dans la gorge. Il n’était pas question de donner prise à cette panique qui ne voulait pas dire son nom. La jeune fille croisa les mains très fort et fit le vide dans son esprit.

Quand le dernier couple de limiers eut bouclé la boucle, alors que les hommes précédés de la meute (les uns et les autres sur deux colonnes) étaient sur le point de se diriger vers la Porte des Chasseurs, n’y tenant plus, Sylvan rompit l’alignement et courut vers sa sœur.

— Reste, Dimity. Personne ne jettera de coup d’œil en arrière, personne ne saura. Quand ils s’apercevront de ton absence, nous serons loin.

Elle secoua la tête, lèvres closes. Sa résolution était prise. Sylvan lui toucha la joue du bout des doigts dans une caresse furtive. Il tourna les talons. Quand la double colonne s’ébranla, Dimity, comme les autres, s’avança d’un pas d’automate.

Ils franchirent la Porte des Chasseurs. De l’autre côté, un lourd piétinement signalait la présence nombreuse des Hipparions. Les montures s’impatientaient.

Rowena surveillait le départ depuis le balcon de sa chambre. Pensive, elle regardait le dos étroit, la nuque fragile de la plus jeune de ses filles.

— Une fleur en bouton, encore loin de son épanouissement, murmura-t-elle. (Elle se remémora les illustrations d’un livre de jeunesse, un recueil de contes de fées. On y voyait, ployées sous le poids des bourgeons, des tiges vertes se balancer, comme si elles hochaient la tête). Jacinthes des neiges, tulipes panachées, campanules, pivoines… récita-t-elle tout bas. Jadis, elle s’enorgueillissait de posséder le catalogue de toutes les fées et tous les farfadets, du plus gracieux au plus redoutable, qui peuplaient la flore des bois, des prés et des jardins. Qu’était devenu ce livre magnifique ? Escamoté, ainsi que tous les objets « venus d’ailleurs » contre lesquels Stavenger fulminait à longueur de temps. Fallait-il ne pas craindre le ridicule pour oser mettre à l’index un recueil de contes de fées, en haine des idées subversives qu’ils étaient censés contenir !

— En effet, notre Dimity est une jeune fille délicate, fit remarquer Salla, fidèle gouvernante, sur un ton d’inhabituelle sévérité. Elle avait eu la charge de tous les enfants de la maison, depuis leur plus jeune âge. Il est bien malheureux de voir une créature aussi frêle entraînée à son corps défendant dans une aventure pour laquelle elle est si peu faite.

— N’exagérons rien, Dimity n’est plus une petite fille, riposta Rowena sans pouvoir maîtriser tout à fait l’inflexion blessée de sa voix. Amethyste avait le même âge lorsqu’elle a fait sa première sortie. Emmy était encore plus jeune. C’est un grand jour pour elle ; il n’y avait plus de raison de le différer.

Salla haussa les épaules.

— Il suffit de regarder cette petite dans les yeux pour savoir à quoi s’en tenir : la chasse ne signifie rien pour elle. Votre fille ne voit dans ce rituel qu’une corvée grosse de dangers et si elle ressent quelque chose, là, traînant comme une somnambule à la suite des autres, c’est de l’effroi.

— Comment peux-tu être aussi catégorique ? se récria Rowena. Elle se détourna vivement du spectacle glaçant qu’offrait toujours le pré carré, un matin d’ouverture. À sa manière, Dimity comprend. Elle a l’intuition de la chasse, comme les autres.

Cette affirmation participait d’une pauvre tentative d’autosuggestion, Rowena en avait conscience. Dimity comprenait la chasse, elle apprendrait à l’aimer, il le fallait bien. Était-ce si inconcevable, après tout ? La formation reçue par l’enfant, l’entraînement qu’il subissait dès le plus jeune âge, les leçons, les lectures, tout tendait à lui inculquer l’instinct du chasseur, aspirant au plaisir du galop, au vent chargé de l’odeur des proies. L’épreuve n’avait rien d’insurmontable pour celui ou celle dont le caractère avait suivi l’évolution appropriée. Les professeurs, quant à eux, se chargeaient d’enseigner la technique et de rompre à la discipline.

Assise devant sa coiffeuse, Rowena contempla son reflet. Elle soutint le regard sérieux de ses yeux gris, bordés d’un côté par le retombé d’un bandeau noir. Elle était fière de son épaisse chevelure, sa « forêt de cheveux », comme on disait, si sombre, épargnée par le temps. Elle en effleura, ici et là, l’agencement soigné, maintenu par quelques peignes.

— Dimity n’est pas idiote, elle comprend, répéta-t-elle avec fermeté.

— N’y comptez pas, s’entêta la nourrice sur un ton d’égale assurance. Ni aujourd’hui, ni demain, ou je ne connais pas cette enfant. Elle avait pris soin, avant d’émettre cette opinion, de reculer, afin de se mettre hors de portée d’une gifle éventuelle, sachant qu’elle n’avait rien à craindre si sa maîtresse devait, pour la frapper, faire l’effort de se lever. Dimity est comme vous, conclut-elle ; elle n’est pas faite du même bois que les autres.

Rowena garda le silence. Un rictus d’amertume lui tirailla la bouche. Elle se trouva laide et fanée.

— Son père a estimé que le moment était venu, dit-elle, sans plus se soucier de mentir.

Salla n’exprima aucune objection. À quoi bon ? Cependant, elle poussa discrètement son avantage.

— La chasse ne lui convient pas, madame, pas plus qu’elle ne vous convenait. Il vous a bien libérée.

Il a mis le temps, songea Rowena. Les souffrances et les blessures de l’amour-propre cicatrisent mal ; le temps aura beau faire, il restera toujours une pénible démangeaison. Exemptée de chasse, oui, elle avait fini par obtenir cette grâce, mais seulement parce qu’elle portait ses enfants. Enceinte à sept reprises, quand elle aurait souhaité ne jamais l’être, ou peut-être une fois ou deux. Elle avait chevauché avec la horde aussi longtemps qu’il l’avait jugé nécessaire, jusqu’au seuil de l’épuisement, quand l’usure avait commencé à creuser un cheminement de fines rides autour de ses yeux. Il avait su s’y prendre avec les enfants ; il les avait façonnés à son image. Tous, sauf un. Réfractaire à la séduction du père, Sylvan était resté lui-même. Non qu’il fût assez naïf, ou imprudent, pour livrer le fond de sa pensée. Il se contentait de promener partout avec lui une humeur frondeuse qui passait aux yeux de tous pour une débauche de vanité. Rowena était fière de son fils, capable de donner le change au milieu des pires situations. À sa façon, Dimity manifestait elle aussi un esprit de résistance étonnant, mais la pauvre n’avait aucun talent pour la dissimulation. Sa mère ne se demandait pas sans inquiétude comment la jeune fille allait supporter les émotions de cette première sortie.