Sender O’Neil acquiesça d’un vigoureux hochement de tête.
— Pensez-vous que nous n’avons pas envisagé une intervention armée ? Cela résoudrait tous nos problèmes à l’exception d’un seul : comment procéder à un débarquement de troupes sur la Prairie sans éventer notre secret ? En un rien de temps, tout le système serait sens dessus dessous. La question pourrait se poser en d’autres termes si nous avions au moins la certitude que le jeu en vaut la chandelle. L’antidote se trouve-t-il vraiment sur la Prairie ? Quelle que soit par ailleurs votre opinion nous concernant, accordez quelque crédit à notre intelligence. Nos ordinateurs ont travaillé sur toutes les combinaisons possibles, en collaboration avec nos meilleurs cerveaux. En l’état actuel, l’usage de la force aurait des conséquences aussi désastreuses que la divulgation pure et simple de la vérité. Avez-vous entendu parler des Rafalés ?
— Une secte nihiliste. Ils appellent de leurs vœux la fin du monde ?
— La fin de tout. Parés du beau nom de Martyrs du Jugement Dernier, ils se proposent de mettre un terme à l’aventure humaine. Ils croient à la résurrection de tous à la fin des temps, c’est-à-dire lorsque le dernier homme aura cessé de vivre. Afin de hâter l’échéance, ils se font les auxiliaires zélés de l’épidémie.
— Mon Dieu…
— Vous pouvez invoquer autant de dieux qu’il vous plaira, la situation n’en sera pas moins dramatique.
— Comment s’y prennent-ils ?
— Rien de plus facile, hélas. Ils transportent des germes d’un point à un autre, d’une planète à l’autre, répandant l’infection. À l’exemple des anciens anarchistes, ils veulent faire table rase du passé, avec l’assurance que se lèvera un monde meilleur. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir afin de les débusquer et de les éliminer. Tâche moins aisée qu’il n’y paraît. Ces diables semblent posséder le don d’ubiquité, ou bien ils naissent par génération spontanée. Ils sont partout à la fois, ils nous narguent. S’ils avaient vent du mince espoir que nous fondons sur votre mission…
— Ils s’arrangeraient pour arriver sur la Prairie avant moi, en admettant que j’accepte de partir, et que feraient-ils ?
— Soyez certain qu’ils trouveraient le moyen d’anéantir cette dernière chance, si ténue soit-elle. Non, le secret absolu est le plus sûr garant du succès. Les ordinateurs nous accordent un répit de cinq à sept ans. Passé ce délai, il ne sera plus possible d’endiguer le mal. Voilà où nous en sommes. Faible lueur dans ces ténèbres, la Prairie accepte enfin de recevoir une ambassade.
Rigo avait accueilli ces dernières paroles par une moue sceptique.
— Vous disiez que ces aristocrates étaient fervents d’équitation et chassaient à courre ? Leurs ancêtres avaient donc pris soin d’emmener sur leur planète d’exil quelques spécimens de chevaux, chiens et renards, tous aptes à la reproduction ?
Sender O’Neil avait eu un charmant sourire.
— Pas exactement. En fait, ils ont trouvé sur place des équivalents très convenables, disons des variantes indigènes, qui semblent leur donner toute satisfaction.
Assis dans la cabine de cet aéronef d’un autre âge qui planait à la verticale de l’arbre, Roderigo Yrarier aperçut enfin la « variante indigène » du renard. Admirable euphémisme. Sender O’Neil, que le diable l’emporte, pouvait être fier de lui. Rigo évitait de regarder les siens. En apparence, il gardait tout son calme ; dans le noir isolement de sa conscience, la colère grondait.
— Un équivalent très convenable, une variante indigène… murmura-t-il, sans même se rendre compte qu’il venait de parler avant d’entendre sa propre voix. Eric bon Haunser lui jeta un regard froid, modérément interrogatif. Vos renards sont très différents des nôtres, expliqua simplement Rigo.
La créature, dont on ne discernait qu’une masse informe au milieu de l’agitation du feuillage, donnait l’impression de se débattre avec l’énergie du désespoir contre les forces qui la tiraient vers le bas. Hurlante et gigotante, elle fut arrachée de son perchoir. Bon Haunser leur décrivit la suite, la curée, les péripéties de l’agonie, ceci sur un ton machinal, désinvolte, avec une grande précision de langage.
Pendant le trajet de retour, alors que chacun faisait, à sa façon, des efforts pour se ressaisir, il s’échangea peu de paroles. Rigo décida pourtant de poser à leur guide une question plus personnelle.
— Je ne voudrais pas être indiscret, mais votre attitude offre un contraste frappant avec celle de votre frère, chez qui l’on sentait poindre un certain malaise lorsqu’il s’agissait de la chasse. Or vous abordez ce sujet avec un détachement extrême, comme si toute cette affaire ne vous concernait que de loin.
— C’est que précisément, je ne participe plus à l’action. Mes jambes, n’est-ce pas… Un accident de chasse. Ceux d’entre nous qu’un tel malheur a frappés prennent du recul, par la force des choses, et bien souvent, leur enthousiasme s’en ressent.
Ce petit discours avait été débité à contrecœur, Eric bon Haunser choisissant ses mots avec beaucoup de soin et d’hésitation. Aucune explication ne fut fournie sur le malaise manifesté par les chasseurs « en activité », lorsqu’ils parlaient de leur sport favori.
La chasse n’était pas encore de retour lorsqu’ils arrivèrent à Klive. Rowena marmonna quelques propos de circonstance et les conduisit dans le grand salon. Toutes les fenêtres donnaient sur le pré carré. Femmes enceintes, vieillards, infirmes et enfants formaient une compagnie plutôt joyeuse et détendue. On se rafraîchissait, on s’adonnait, par petites tables, aux plaisirs de la conversation et des jeux de société. Un buffet bien garni était dressé dans le fond. Rowena invita ses hôtes à faire leur choix, puis les laissa en plan. Eric bon Haunser eut la bonne idée de venir les rejoindre, les tirant ainsi d’une solitude embarrassante. Peu après, venue de la porte du couchant, s’éleva une discrète sonnerie de trompe. On vit entrer la procession irrégulière des chasseurs, tous accablés, sales, éreintés. La plupart d’entre eux n’avaient rien de plus pressé que d’aller prendre un bain. Quelques-uns, mourant de soif et de faim, firent un détour par le salon. Ils se jetèrent sur le buffet.
— Ils sont à jeun depuis hier soir, commenta Eric bon Haunser, si l’on ne tient pas compte du lénitif absorbé avant le départ. Une fois que la chasse a commencé, il n’existe aucune possibilité de se soulager.
— Quelle épreuve ce doit être, en effet, murmura Marjorie, songeant aux dos raides des cavaliers. Dans ces conditions si pénibles, la chasse procure-t-elle encore un quelconque plaisir ?
Son interlocuteur haussa les épaules.
— Le moralisme n’est pas mon fort, Lady Westriding. Mon frère vous répondrait par l’affirmative, sans hésiter. Je ne serais pas si catégorique ; mais de nous deux, c’est lui le chasseur.
— Je chasse, moi aussi, fit une voix derrière eux. Je chasse, et ma réponse est négative, sans hésiter.
Marjorie pivota pour faire face à celui qui venait de s’exprimer de façon si péremptoire. Elle le reconnut aussitôt, bien qu’il eût moins fière allure, avec ses vêtements défraîchis et son visage creusé de fatigue. Sa bombe de cavalier coincée sous le bras, il porta un verre d’eau à ses lèvres et but à longs traits, la tête renversée. Marjorie perçut le tremblement imperceptible de sa main. Un œil moins vigilant que le sien aurait-il pu le remarquer ?