Ils n’étaient plus loin du sommet de la colline qui dominait la grande dépression tapissée d’herbe rousse, lorsque Quijote frémit et s’arrêta, projetant la tête de droite et de gauche sans émettre un son, comme si son instinct l’avertissait de ne pas trahir sa présence. La cavalière se garda d’insister. En silence, elle se laissa glisser à terre. Son propre calme l’effraya. Il n’y avait pas à se tromper sur l’émotion de Quijote ; il avait peur. Il était bien facile de deviner pourquoi. Le pauvre tremblait comme un chien qui sent la mort dans la maison.
La crête n’était plus loin, une vingtaine de mètres tout au plus. Cette faible distance, elle devait la franchir coûte que coûte. Elle fit peser sa main sur le garrot du cheval. Il comprit aussitôt et se coucha comme il avait appris à le faire. Elle lui donna une petite tape, destinée à les rassurer tous deux, se mit à genoux et rampa jusqu’au sommet de la pente.
Ils étaient trois, comme il y avait eu trois chevaux ce jour-là, El Dia Octavo, Millefiori, Don Quijote. Trois Hipparions en train d’effectuer les mouvements classiques du manège, voltes, demi-voltes, pirouettes, diagonales, au pas, au trot, au trot enlevé, au petit galop, l’un derrière l’autre, puis de front, alignés comme à la parade. Tandis qu’ils s’éloignaient en direction de l’angle opposé, traversant le pré en oblique, la spectatrice tapie dans l’herbe voyait luire les longues lames de leurs crinières. Ils pivotèrent avec un ensemble parfait et suivirent la diagonale dans l’autre sens, face à Marjorie. Trois paires d’yeux rouges se braquèrent sur elle. Cet exercice d’imitation les amuse, songea-t-elle tout d’abord, plus perplexe que réellement soulagée. Après avoir vu les petits chevaux terriens exécuter ces figures sous la direction de leurs cavaliers, ils veulent montrer qu’ils apprennent vite et faire la démonstration de leur compétence. Peut-être même avaient-ils délibérément fait coïncider leur exhibition et son arrivée ?
Plus ils se rapprochaient, plus il devenait évident que leurs regards flamboyants excluaient tout humour et toute complicité. Les mauvais pressentiments, parfois, se transforment en panique pure et simple, qui paralyse toute réaction. Marjorie en avait assez vu. Elle redescendit silencieusement et vite. Elle enfourcha Quijote, et celui-ci détala comme si l’épouvante lui donnait des ailes.
Une brève dérision, suivie d’une implacable cruauté, voilà ce qu’elle avait déchiffré dans les yeux des trois Hipparions.
Ainsi qu’il le faisait presque chaque jour, James Jellico rentra chez lui à l’heure du déjeuner. Il était impatient de relater les événements de la matinée à Jandra, son épouse, sachant qu’elle l’écouterait avec le plus grand intérêt. Jandra était infirme et, bien qu’elle marchât sans difficulté aucune sur les magnifiques prothèses que son mari lui avait procurées (moyennant le discret arrosage de quelques fonctionnaires du spatioport, ainsi qu’une opportune distraction pendant qu’il était de service à la douane), elle préférait se déplacer dans le fauteuil roulant dont elle se servait depuis toujours, sous prétexte que le port des jambes artificielles se révélait pénible à la longue, et donnait des élancements. À toute heure du jour, le fauteuil parcourait la maison, et même le poulailler, où Jandra passait beaucoup de temps, puisqu’un tiers des revenus du ménage provenait de l’élevage des oies et des canards terriens, des oiseaux szizz de Semling et des petits gallinacés sans ailes, originaires de Shafne, dont la chair fondait dans la bouche.
Jelly trouva son épouse devant l’enclos des oies, occupée à faire une distribution de fanes de légumes. Jandra lui adressa un éclatant sourire.
— Vois-tu cette belle oie qui se pavane et tente d’arracher la nourriture du bec de ses compagnes ? Sa voracité ne lui aura pas porté bonheur. Dès ce soir, elle passe à la casserole.
L’intéressée tendit le cou, inclina la tête de côté et fixa Jandra d’un œil aussi rond et luisant qu’une bille.
Jelly jura entre ses dents comme s’il venait de recevoir un choc.
— Sacrédié ! La fille de ce matin… c’est ainsi qu’elle m’a regardé, exactement ! Il raconta, tout à trac, la visite de Ducky Johns, l’étrange créature tombée du ciel, si belle et frappée de mutisme. As-tu remarqué la manière dont cette oie a tourné la tête de profil pour te considérer ? La fille a fait de même, comme si elle percevait les choses plus nettement avec un seul œil, comme le font les bêtes !
— Les oiseaux, précisa Jandra avec douceur. Les oies sont de la famille des anatidés.
— Une bête, un oiseau, n’importe quel animal privé de la vision binoculaire. Ils en sont réduits à regarder le monde de côté.
Jandra se permit un discret soupir, pour marquer sa désapprobation.
— À t’entendre parler de cette inconnue, on jurerait qu’il ne s’agit pas d’un être humain, encore moins d’une jeune fille.
— Comment savoir à qui l’on a affaire, de nos jours ? Si tu voyais de quelle faune se compose la population de la Zone, tu serais un peu déboussolée, toi aussi. Encore celle-ci n’est-elle pas repoussante, tu vas pouvoir en juger.
Il inséra la cassette dans le vidéoscope. Jandra fit rouler son fauteuil près de l’écran ; elle examina l’image avec la plus grande attention.
— Les yeux t’ont-ils semblé normaux ? demanda-t-elle.
— Autant que j’aie pu en juger, elle ne souffrait d’aucune maladie oculaire. D’une manière générale, elle donnait l’impression d’être en parfaite santé. Une seule chose clochait : son visage.
— Son visage ? Il est charmant.
— Regarde mieux. Il est aussi vide que celui d’une idiote qui se prendrait pour une oie.
7
Il y avait sur la Prairie d’innombrables grottes, plus profondes les unes que les autres, et que personne ne se souciait de visiter, sachant qu’elles servaient de gîtes aux Hipparions. L’une d’elles se trouvait à quelque distance de Opal Hill, à l’est de la propriété, et les rongeurs à pelage indigo responsables de l’entretien des lieux s’y affairaient depuis des jours comme ils le faisaient chaque année, à l’époque du grand nettoyage de printemps. Après avoir rempli leurs poches latérales de la poussière et des détritus accumulés sur le sol de l’antre, ils allaient se délester de leur chargement au-dehors, trottant menu.
Il n’y avait guère de limites à l’ingéniosité des petits bestiaux, à mi-chemin de la taupe et du castor, à la fois architectes, terrassiers, maçons. N’avaient-ils pas eux-mêmes excavé la colline pour former ces cavités dont la voûte était soutenue par des moellons bruts qu’ils avaient empilés sur un mortier fait de crottin et de boue mêlés ? N’avaient-ils pas, fouisseurs de génie, creusé, pour leur propre compte et à leur échelle, d’autres grottes, reliées entre elles par des kilomètres de galeries ?
Un Hipparion franchit l’un des seuils étroits, frangés de longues herbes rouges, et fit des allées et venues, allongeant sa foulée colossale. Il arpenta longuement la grotte, et rien n’échappait à son regard scrutateur. Les flèches de sa crinière s’entrechoquaient tandis qu’il hochait sa tête monstrueuse pour signifier son approbation.
Les créatures à ras de terre affectaient de ne lui prêter aucune attention, et peut-être en effet, dans leur demi-cécité et leur précipitation, ne le voyaient-elles pas. Elles filaient à toute vitesse, sans cesser de cligner leurs yeux de myopes, dans une confusion de gazouillis et de babils flûtés, croisant et recroisant le chemin du mastodonte dont les sabots leur passaient dessus sans jamais les effleurer. Quand le sol fut entièrement récuré, rendu aussi lisse qu’une peau de tambour, quand leur instinct délicat leur souffla que la tâche était achevée, ils s’octroyèrent un repos mérité. Accroupis, exposant des ventres ronds et lustrés, ils se lissèrent les moustaches avec de longues griffes blanches, minces et courbes comme des dents de fourchettes. Un appel retentit au loin, sorte de stridulation plaintive, semblable au cri d’un oiseau en détresse. Pour l’équipage de nettoyage, ce fut le signal de la fuite. En l’espace d’un instant, la grotte fut désertée, l’herbe de la colline fut parcourue de mouvements furtifs, signalant une folle débandade. Resté seul, l’Hipparion paradait toujours. Il poussa quelques mugissements dont les échos roulèrent en bouffées formidables.