Elle retourna sur le balcon. Hissée sur la pointe des pieds, elle tenta d’apercevoir les Hipparions par-dessus l’énorme mur d’enceinte. Elle distinguait leurs masses sombres ; elle percevait, dominant le tumulte assourdi des sabots, leurs souffles puissants, expulsés à pleins naseaux, comme un ronflement de forge irrégulier. L’un d’eux, parfois, secouait la tête de bas en haut ou faisait voltiger sa queue. Nul autre bruit. Pourquoi ce silence des chiens ? Et les chasseurs, pourquoi se taisaient-ils ? Rowena s’étonnait chaque fois de ce calme, qui lui semblait anormal et de mauvais augure. Ce n’était pas ainsi, muet, hiératique, qu’elle imaginait le premier départ de la saison, mais parcouru d’une rumeur joyeuse, rires, appels, interjections… Pourquoi les chasseurs se taisaient-ils ?
La monture de Stavenger s’avança la première. Le Grand Veneur se hissa, à cru, sur le vaste dos, imité dans l’ordre par son lieutenant, par les piqueurs ensuite, enfin par les chasseurs du rang, des plus âgés aux plus jeunes. Dimity se trouvait juste derrière ses sœurs. Celles-ci, à tour de rôle, s’enlevèrent prestement. Comme un nouvel Hipparion tardait à se présenter, avec un profond soulagement, la jeune fille pensa qu’elle était en surnombre et pouvait de ce fait s’éclipser sans remords. Puis l’animal fut devant elle.
Il fléchit un antérieur pour permettre à la cavalière de prendre appui sur son genou tavelé. Dimity posa le pied à l’endroit convenu, se saisit des rênes et prit son élan. Elle se retrouva à califourchon sur une montagne, les jambes plus écartées qu’elles ne l’avaient jamais été sur le simulateur. La monture lui paraissait tellement plus haute, tellement plus large ! Ses pieds tâtonnèrent le long de la cage thoracique, cherchant les encoches situées « en principe » entre la troisième et la quatrième côte. Elle les rencontra enfin, trop en avant, trop profondes. Elle y logea la pointe de ses bottes, baissa les talons, le mollet cambré, les talons serrant les flancs de l’Hipparion. Elle ajusta les rênes et trouva son assiette. Le plus difficile, l’avait avertie son professeur, serait de conserver la bonne position, le dos strictement droit, et de ne pas relâcher l’étreinte de ses jambes et de ses genoux. Elle n’avait rien absorbé, ni boisson, ni nourriture, depuis la veille. Si seulement Sylvan pouvait demeurer à côté d’elle ! Hélas, le grand frère avait disparu, et même ses sœurs s’étaient perdues dans la troupe compacte. Seuls le Grand Veneur et son lieutenant restaient bien visibles, détachés du peloton. Dimity fixa les yeux sur le dos paternel, aussi raide qu’un piquet. La redingote rouge de Stavenger lui servirait de point de repère. Sa monture pivota, suivant le mouvement général, vaste rotation au terme de laquelle la chasse se retrouva face à l’ouest. Trop tard, avait dit Sylvan avant de tenter, contre toute raison, de lui faire rebrousser chemin. Cette fois, il était vraiment trop tard. Elle trouvait un certain réconfort dans l’idée qu’il lui suffisait désormais de s’abandonner à la fatalité des événements. Jusqu’au retour, elle ne s’appartiendrait plus.
Enfin, la grande Porte du Couchant s’ouvrit à deux battants, révélant les nuances infinies de la Prairie. Enfin se fit entendre, arraché de la terre, un martèlement compact, ordonné, qui grandit et s’éleva comme un tonnerre.
Rowena plaqua les mains sur ses oreilles. L’énorme rafale décrut et s’éteignit au loin. Le silence s’emplit d’une discrète confusion de gazouillis et de sifflements. Les oiseaux, encore invisibles, se réveillaient, les insectes zigzaguaient. Salla secoua la tête.
— Je la plains. Si jeune, enrôlée de force… !
Rowena aurait pu souffleter l’insolente ; sans doute, elle aurait dû. Elle n’en avait même plus le cœur.
— Je sais, dit-elle. Ses yeux s’emplirent de larmes. À l’ouest, la chasse se recroquevillait déjà, non plus rouge et noir, mais grise, un essaim flou menacé de disparition. À bride abattue ils s’en vont, à bride abattue ils reviendront, murmura-t-elle.
— Elle reviendra, c’est sûr, dit Salla. Et la première chose qu’elle me demandera, ce sera si l’eau du bain est à la bonne température.
À l’ouest, jusqu’à l’horizon, plus rien ne troublait la solitude de l’herbe.
Loin, très loin des appartements de Rowena, à l’autre extrémité de l’interminable galerie intérieure, derrière les portes de la bibliothèque dans laquelle on entrait si peu, un quatuor d’aristocrates tenaient conseil. Un seul point était inscrit à l’ordre du jour de la réunion, un sujet délicat entre tous, source d’éternel mécontentement pour tous les bon de la Prairie. Figor, le frère cadet de Stavenger et son plus proche collaborateur, présidait la séance. Quelques années auparavant, victime d’un accident comme il s’en produisait si souvent à chaque saison, Figor avait dû renoncer à la chasse. Abandon douloureux, tout au moins dans les premiers temps. En compensation, cependant que l’aîné galopait à travers la Prairie, le cadet prenait la responsabilité du domaine, expédiant les affaires courantes, résolvant les problèmes s’il s’en présentait. Aujourd’hui, il avait rassemblé autour de lui Eric bon Haunser, Gerold bon Laupmon, Gustave bon Smaerlok. En dépit de son infirmité, ce dernier présidait toujours aux destinées du clan Smaerlok, mais les deux autres appartenaient à la branche cadette et se contentaient de représenter les chefs de famille quand ceux-ci étaient occupés à suivre la meute.
Ils avaient pris place autour d’une petite table, poussée dans l’angle le plus éclairé de la pièce. Le document qui avait servi de prétexte à la convocation de cette réunion passa de main en main. Son en-tête déclinait en arabesques sophistiquées les pouvoirs et les privilèges du Saint-Siège. Le texte, fort court, enrichi de sceaux et de rubans, était signé de la main du Hiérarque. Ce n’était pas la première fois que les patriciens de la Prairie se trouvaient ainsi sollicités. Ils en concevaient, selon qu’ils étaient ou non enclins à entretenir le statu quo, de l’amusement, du dépit ou de la grogne.
Gustave bon Smaerlok avait perdu ses jambes vingt ans auparavant et ne quittait guère son fauteuil d’invalide. Plus qu’aucun autre de ses pairs, il prônait l’inflexibilité dans les relations avec le Saint-Siège.
— Ces exigences réitérées deviennent insupportables, déclara-t-il. Dimoth bon Maukerden pense de même ; il est entré dans une colère noire quand nous avons évoqué le problème. Yalph bon Bindersen partage notre point de vue. Je n’ai pas encore eu l’occasion de me rendre chez bon Tanlig, mais Dimoth, Yalph et moi, nous sommes partisans d’envoyer promener le Hiérarque, une fois pour toutes. Il ne saurait être question d’accueillir leur chiendent sur nos terres ! Fuyant le Saint-Siège, nos ancêtres se sont installés ici. Il ferait beau voir que l’ennemi héréditaire se mêle à présent de vouloir faire la loi chez nous. À deux reprises, nous avons fait preuve de magnanimité à leur égard. Tout d’abord, nous leur avons permis d’entreprendre des fouilles sur le site de la cité Arbai ; puis nous avons donné à cette douteuse Fraternité Verte l’autorisation de remuer la boue, là-bas, dans le Nord. C’est assez d’intrusions. Nous devons coûte que coûte mettre un terme aux ingérences du Saint-Siège, ou peu à peu, son audace ne connaîtra plus de retenue. La saison vient juste de commencer, bonté divine ! Nous n’avons plus de temps à perdre en balivernes.