La chasse était demeurée la grande passion de Gustave. Par temps clair, il suivait le déroulement des opérations depuis une petite montgolfière propulsée par deux hélices. L’engin glissait sans bruit au-dessus des chasseurs et son passager ne perdait rien des péripéties.
— Doucement, Gustave.
Dans un geste devenu machinal, Figor frotta de sa main droite l’endroit où la prothèse s’ajustait à son bras gauche, cette jointure qui était devenue dans sa vie une épine continuelle, toujours douloureuse, même après deux ans.
— Doucement. Nous n’allons pas déterrer la hache de guerre pour si peu. Gardons-nous de la précipitation, préférons-lui le tact, la diplomatie. Il n’est pas dans notre intérêt de prendre le Saint-Siège à rebrousse-poil.
— Pourquoi tant de précautions ? riposta le vieil homme. Depuis quand le chiendent du Hiérarque nous imposerait-il sa volonté ?
Le chiendent. Comme ses pairs, il prononçait le mot ainsi qu’il aurait fait d’une obscénité, quand il s’agissait en somme d’un sobriquet peu amène pour désigner les étrangers. Dans la bouche du vieux Gustave, il y avait beaucoup plus qu’une simple différence d’intensité humoristique.
— Nous sommes conscients du danger et nous en tiendrons compte, assura Figor, toujours conciliant lorsqu’il s’adressait au patriarche du clan Smaerlok. Un calvaire long de vingt années avait fait de Gustave ce paquet d’os plein de colère. Certainement, l’infirme méritait les trésors de patience que l’on épuisait à son égard. La Prairie n’ayant jamais reconnu l’autorité religieuse du Saint-Siège, celui-ci se gardera de porter atteinte à notre souveraineté, reprit-il. Pour le reste, le maintien, de relations courtoises, purement formelles, présente pour nous plus d’avantages que d’inconvénients. Le Saint-Siège abrite le quartier général de toutes les activités terrestres, il rassemble les principaux services de la planète. Celle-ci demeure à nos yeux le centre du pouvoir diplomatique. Après tout, dans les siècles des siècles, elle sera toujours le berceau de l’humanité, la gardienne de son héritage culturel, etc.
L’orateur poussa un léger soupir. Maudite prothèse. Le pouce et le majeur de sa main droite s’activèrent autour du bras amputé ; ce massage procurait toujours une brève illusion d’insensibilité. Gustave n’avait pas réagi à son sermon. Il enchaîna :
— Évitons de sous-estimer le nombre de ceux que nos origines terriennes ne laissent pas indifférents. Même parmi les nôtres, on se garde de faire table rase du passé. À l’occasion de nos réunions et conférences, n’utilisons-nous pas pour toutes nos allocutions le vieil idiome de la Terre que nous prenons soin de transmettre à nos enfants ? Chacun peut, dans l’intimité, s’exprimer dans le dialecte qui lui convient, le terrien n’en demeure pas moins le langage commun dont la connaissance est considérée par tous comme un privilège d’aristocrate. Nous divisons le temps à l’aune du calendrier ecclésiastique. Dans nos champs et nos vergers croissent les produits que cultivaient déjà nos ancêtres. Nous, les maîtres de la Prairie, nous sommes bien les fils de la Terre. Cette lettre nous importune, mais devons-nous, pour si peu, provoquer un esclandre et nous mettre à dos le Saint-Siège, sans parler des foules roturières qui risquent de se ranger sous sa bannière ?
Gustave frappa du poing le bras de son fauteuil.
— Laissons la porte entrouverte, et les chercheurs du Hiérarque se répandront comme la vermine, furetant dans nos secrets, semant la pagaïe dans toutes nos activités. Allons-nous le tolérer, au nom de vagues principes ?
Il se fit un silence tandis que les trois autres considéraient à part eux quelles activités pourraient bien être bousculées du fait de l’arrivée des étrangers. En cette saison, il n’y avait guère que la chasse. En hiver, en raison du froid, la Prairie vivait au ralenti, ses habitants ne mettaient pas le nez dehors. Au plus fort de l’été, on attendait la relative fraîcheur nocturne pour s’aventurer à l’extérieur et vaquer à ses occupations. Toutefois, Gustave avait employé en connaissance de cause le mot « chercheurs », lourd de connotations menaçantes. Ces gens-là ne se contentent pas de poser des questions indiscrètes ; ils ne lâchent pas prise avant d’avoir obtenu des réponses jugées satisfaisantes.
Figor opina, l’air sceptique.
— Rien ne nous oblige à tolérer la moindre immixtion dans nos affaires. Du reste, la lettre précise l’origine de cette requête. Une épidémie se serait déclarée ; le Saint-Siège envoie des missions scientifiques tous azimuts pour tenter de découvrir un traitement capable d’enrayer le fléau.
— Pourquoi justement chez nous ? demanda Gerold bon Laupmon sur une impulsion irréfléchie, dictée par la nécessité de faire entendre sa voix.
— Pourquoi pas, puisqu’ils vont partout ? rétorqua Figor. Les renseignements dont le Saint-Siège dispose sur la Prairie tiendraient en quelques lignes. Ils n’ont, par conséquent, aucune raison de « privilégier » notre planète. Simplement, ils ne veulent pas laisser échapper la moindre chance de trouver un remède à leur problème.
Un nouveau silence fut mis à profit par ses interlocuteurs pour méditer sur ce qu’ils venaient d’entendre. Certes, la Prairie demeurait une énigme pour le Saint-Siège, et le peu que l’on savait, on le tenait de la Fraternité Verte. Aux confins, la Zone Franche accueillait les voyageurs en transit, l’autorisation de séjour n’excédant jamais le délai d’attente avant l’embarquement à bord du prochain vaisseau. Personne, jamais, n’était admis à franchir la frontière de la Prairie, où Semling avait en vain tenté de maintenir une légation. Aujourd’hui, l’isolement diplomatique des aristocrates était absolu.
— Dans leur dernière missive, si je m’en souviens bien, le Saint-Siège faisait allusion à un certain individu, lequel, entré chez nous sérieusement malade, en était semblait-il reparti guéri, avança Eric bon Haunser avec hésitation.
Il se hissa sur ses jambes artificielles et fit quelques pas de cette démarche précautionneuse d’arthritique à laquelle il ne s’habituerait jamais. Que ne pouvait-il, aussi prestement que l’avait fait ce mystérieux voyageur, prendre la poudre d’escampette !
— Balivernes ! gronda le vieillard. Ils n’ont jamais pu fournir l’identité de cet homme, ni même préciser ses dates d’arrivée et de départ. Il aurait appartenu à l’équipage d’un vaisseau qui faisait relâche dans le spatioport. Quel vaisseau ? Personne n’en sait rien. Il s’agit au mieux d’une erreur de bonne foi, au pire d’une « fuite » organisée dans l’intention de nous tromper. Qui sait si l’épidémie elle-même n’est pas une froide mystification, le point d’orgue d’une vaste opération de propagande, prétexte tout trouvé pour donner à des sbires animés d’un zèle prosélyte l’occasion de venir nous harceler avec leurs poinçons et prélever les fameux échantillons cellulaires destinés à enrichir les banques du Saint-Siège ?
Il y avait bien longtemps que, fuyant les persécutions religieuses, le clan Smaerlok avait émigré sur la Prairie, pourtant la tradition familiale n’en finissait pas de ressasser sa rancune. Personne ne prêtait plus attention aux raisonnements de Gustave, inspirés par une méfiance paranoïaque.