— Il semblerait qu’une épidémie se soit vraiment déclarée, dit Figor. Nous en avons eu la confirmation de source sûre. Aussi sont-ils inquiets, cela se conçoit. Ils s’affairent, ils dépensent une énergie farouche, en pure perte, jusqu’à présent. Sans doute finiront-ils par juguler le mal, ce n’est qu’une question de temps. Le Saint-Siège, reconnaissons-lui ce mérite, atteint toujours le but qu’il s’est fixé, à force de persévérance et d’ingéniosité. Aussi suis-je partisan de faire traîner les choses en longueur. Plutôt que d’opposer un refus catégorique, proposons l’ouverture de négociations ; celles-ci seront si longues qu’ils auront tout loisir de découvrir ailleurs ce qu’ils cherchent.
« Pour justifier notre réserve à l’idée de recevoir des observateurs, alléguons le devoir de non-ingérence dans les affaires culturelles de notre communauté. Le Hiérarque ne pourra demeurer insensible à un argument invoquant l’une des clauses du pacte que le Saint-Siège s’est engagé à respecter lors de la dispersion. Accessibles à la compassion, cependant, conscients de la gravité du malheur qui les frappe, nous ne saurions, pour des raisons humanitaires, leur interdire tout à fait l’accès de notre territoire. Aussi envisagerions-nous de discuter avec eux des conditions dans lesquelles pourrait circuler et travailler leur mission. Dans cette perspective, tout émissaire qu’il leur plairait de nous envoyer serait le bienvenu. Figor fit de la main un geste vague. Inutile de dire que l’objet de la négociation deviendrait caduc avant que nous n’ayons eu le temps de parvenir à un accord.
— Est-ce à dire qu’ils auront tous péri ? s’enquit Gerold bon Laupmon.
« Ils » ? se demanda fugitivement Figor. Sans doute le pronom désignait-il, dans la bouche de l’héritier du clan Laupmon, tous les êtres vivant à la surface de la Terre et de ses colonies et qui s’apparentaient à l’espèce humaine, exception faite, bien sûr, des habitants de la Prairie. Le pire, avec ce malheureux jeune homme, c’était le pénible dilemme dans lequel il plongeait souvent ses interlocuteurs : avait-on affaire à un pince-sans-rire ou à un idiot ?
— Dans l’intervalle, ils auront trouvé un vaccin efficace, ils n’y manqueront pas.
— Pour ça, on peut leur faire confiance, grommela Gustave. Ils sont intelligents comme le diable.
Cela dit sur le ton qu’aurait employé un vieux singe à qui l’on n’apprend pas à faire des grimaces, si les singes pouvaient parler.
— La solution proposée par Figor nous donne le beau rôle, fit observer Eric. Elle a le mérite de nous exempter de tout égocentrisme.
— Aux yeux de qui, sapristi ? tonna le patriarche. Sommes-nous en position d’accusés ? Qui se permettrait de nous juger, et si cela était, qu’importe ?
Figor le dévisagea, non pas sévère, mais grave, réfléchi.
— Que nous le voulions ou non, tout le monde et n’importe qui peut nous juger, Gustave. La question est de savoir si nous n’avons pas intérêt à ménager la susceptibilité du Saint-Siège. Nous serions ainsi en mesure de solliciter à notre tour une faveur, si l’occasion s’en présentait jamais.
Eric approuva d’un vigoureux hochement de tête. Gustave était sur le point de riposter. Le représentant du clan Haunser se hâta de prendre les devants.
— Ce n’est qu’une hypothèse, rien de plus, assura-t-il. Supposons, par extraordinaire, que nous ayons quelque chose à leur demander, il leur serait alors difficile de nous opposer une fin de non-recevoir. N’est-ce pas vous, monsieur, qui nous exhortez sans cesse à prendre l’avantage sur un adversaire, chaque fois que l’occasion s’en présente ?
L’aïeul fit entendre un reniflement de dépit.
— Il faudra donc nous mettre en quatre pour le chenapan qu’ils ne manqueront pas d’envoyer. Faire des courbettes et nous comporter en tout point comme si ce misérable nous arrivait à la cheville.
— Le Saint-Siège ne saurait dépêcher auprès de la Prairie un négociateur qui ne serait pas d’origine terrienne, lui rappela Figor. Dans ces conditions, sa présence devrait rester dans les limites de ce qu’un aristocrate de la Prairie peut supporter. Encore une fois, la plupart d’entre nous sont à leur affaire lorsqu’il faut faire preuve de finesse et de diplomatie.
— Ce chiendent traînera à sa suite une ignoble tribu, n’en doutons pas, une épouse, une douzaine de braillards, sa nombreuse domesticité, un bataillon de secrétaires, tous avides de poser des questions…
— Pourquoi ne pas les exiler dans quelque lieu bien écarté, où il ne se trouvera personne pour satisfaire leur curiosité ? Opal Hill conviendrait à merveille. Eric se délectait à prononcer le nom de ce domaine éloigné, ancien siège de la légation de Semling. Opal Hill, répéta-t-il. Pourquoi pas ?
Gustave le récompensa de l’un de ses rares sourires.
— La suggestion n’est pas mauvaise ! Qui aurait envie de séjourner dans ce lointain Sud-Ouest, au-delà des marécages ? Personne ne vous rend jamais visite, la solitude vous glace peu à peu… les agents de Semling eux-mêmes ont fini par épuiser les charmes de Opal Hill, c’est pourquoi ils sont partis.
— Gageons que le plénipotentiaire du Saint-Siège se lassera, lui aussi. S’il décide de plier bagage, au moins agira-t-il de son propre chef, et notre responsabilité ne sera pas engagée. Figor les consulta du regard. La cause est-elle entendue ? Ma proposition est-elle adoptée ?
Personne ne daigna lui répondre. Craignant une nouvelle riposte de Gustave, toujours enclin à livrer des barouds d’honneur, il se hâta de lever la séance. Il sonna afin qu’on leur apporte des liqueurs dans le jardin et poussa ses hôtes vers la porte.
Plus que toute autre saison, l’automne parait la végétation de formes et de couleurs auxquelles l’infirme ronchonneur lui-même ne pourrait demeurer longtemps insensible. Tant de grâces émousseraient bientôt les aspérités de son caractère, il oublierait leur différend. À la réflexion, la résidence de Opal Hill était célèbre pour la beauté de son parc, réalisation de fraîche date, sans doute, mais conçue par les meilleurs architectes de la Fraternité Verte. Bannis du Saint-Siège, ceux-ci vivaient et travaillaient sur la Prairie en expiation des fautes commises alors qu’ils étaient au service du Hiérarque. Ils s’étaient spécialisés dans l’exhumation d’antiques ruines et le tracé des jardins. Le domaine de Opal Hill avait justement bénéficié de leurs soins les plus attentifs. Dans quel état se trouvait-il à présent, livré à lui-même depuis le départ de la mission diplomatique de Semling ? Peut-être l’envoyé du Hiérarque aurait-il à cœur d’entretenir sa nouvelle résidence, sinon lui, du moins son épouse, ou n’importe lequel de ses braillards !
Klive n’était plus qu’un souvenir. La Prairie, de toute part, n’avait ni commencement ni fin. Dimity bon Damfels s’efforçait d’abolir, par le seul effet de sa volonté, la douleur qui lui brisait le dos, lui meurtrissait les cuisses et les jambes. Le professeur l’avait prévenue : « Si vous lui laissez prendre le moindre empire sur votre esprit, vous êtes perdue. Pensez à autre chose. Intéressez-vous à ce que vous avez sous les yeux, repassez mentalement tous les détails du chemin parcouru. Qu’est-ce que la douleur ? Un état d’esprit, rien de plus. Rusez avec elle, maîtrisez-la coûte que coûte. »
En désespoir de cause, la jeune fille décida de suivre le conseil. Elle fit défiler de mémoire les différents paysages traversés depuis le départ. Ils avaient suivi la Route des Bleus et des Verts, le long de laquelle un gazon serré parcourait toute la gamme de tons compris entre ces deux couleurs, depuis le gris jusqu’à l’indigo, en passant par des nuances de pierres précieuses, comme l’opale, l’émeraude ou la turquoise. La route s’élevait en pente douce. On parvenait au sommet d’un col dominant une vaste dépression, et l’œil embrassait un spectacle étonnant. Aussi loin que portait le regard, la brise effleurait interminablement le panache des hautes fougères aquatiques, vagues uniformément bleues avec, çà et là, la tache verte des petites herbes folles, panorama vivant qui marchait, ondulait, se creusait, créant une si forte illusion d’immensité marine que cette région avait simplement reçu le nom d’Océan.