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Une seule fois, alors qu’elle s’était rendue dans la Zone Franche en compagnie de sa mère pour acheter de la soie, Dimity avait vu l’une de ces toiles ayant la mer pour sujet et que l’on appelle justement des « marines », rectangle vert crénelé d’écume suspendu au mur derrière le comptoir du marchand d’étoffes. Elle se souvenait d’avoir fait observer à haute voix combien l’océan du Saint-Siège ressemblait à celui de la Prairie. Sa réflexion prêtait à sourire. En réalité, c’était l’étendue infinie de l’herbe balayée par le vent qui évoquait la mer, et non le contraire, avait répliqué le marchand. La petite était demeurée perplexe ; comment savoir, de l’herbe ou de l’eau, laquelle avait inspiré la première comparaison ? Il existait pourtant une différence : on n’avait jamais entendu parler de quelqu’un qui se serait noyé dans l’herbe.

Quittant la Route des Bleus et des Verts, les chasseurs étaient entrés dans la Forêt des Ombres, vaste territoire rempli de hautes et noires tiges cylindriques, larges comme des tuyaux d’orgue, qui les cernaient de leur opacité. L’air au-dessus d’eux s’emplit d’un cliquetis incessant produit par l’entrechoquement des fûts au gré du vent. Un chemin rectiligne coupait la forêt de part en part. Ils galopaient dans un silence taciturne. Une éternité après, la silhouette en dents de scie des Collines Rouges se profila entre les tiges de plus en plus clairsemées. Arrivée au pied du versant aride, la piste s’écarta brusquement pour filer à travers la steppe. Il s’éleva un bruissement continu tandis que les montures se frayaient un chemin à travers les graminées géantes dont certains épis leur arrivaient aux oreilles. L’herbe était coupante et les cavaliers courbaient la tête afin de protéger leur visage.

Dimity avait perdu la notion du temps, toutefois elle était encore capable de s’orienter grâce au soleil. Ils chevauchaient en direction du nord, maigre certitude qui appelait plusieurs observations.

Il ne restait en tout et pour tout que sept latifundia, à une heure d’aéronef les unes des autres. Les grands domaines et les villages inféodés n’occupaient cependant qu’une modeste partie de la superficie de la Prairie. Qu’y avait-il, au nord de la propriété des Damfels, la plus septentrionale ? Ni ferme, ni village à sa connaissance. La plus excentrique, celle des Laupmon, se trouvait au sud-est, alors que les Haunser, plus rapprochés, habitaient à l’est. La Fraternité Verte avait établi son monastère à l’est de l’exploitation des Haunser, à la même latitude que celle-ci. Au nord du Nord, par conséquent, il n’y avait rien. La Prairie fuyait sans entrave, traversée par une longue et large vallée envahie par taillis et fourrés. « Renard rusé aime les fourrés », se récita-t-elle. La chasse se dirigeait vers la vallée giboyeuse.

Un élancement violent lui traversa le mollet gauche. Elle avait les reins en feu, la gorge parcheminée. « Taïaut, taïaut, taïaut », chuchota la petite voix intérieure. « Taïaut, taïaut, taïaut », répéta docilement la jeune fille. Les syllabes acquirent la force d’un leitmotiv, c’était comme une formule magique dont le charme opérait peu à peu. Il lui sembla que de tous les points de son corps, la douleur refluait et s’engourdissait. Il ne se passait rien, tout n’était qu’un rêve. Paupières closes, la cavalière accompagnait le mouvement de sa monture. Je suis un être fabuleux, moitié femme et moitié Hipparion, songea-t-elle. Je suis un centaure. Un cri lui monta aux lèvres. Elle le brisa net.

La troupe gravissait un nouveau relief. Parvenue sur la ligne de faîte, voici qu’elle s’arrêta. Dimity ouvrit les yeux. Le paysage qu’elle contemplait n’était pas sans rappeler celui offert par l’« Océan », si ce n’était qu’ici, l’herbe composait une houle couleur d’argile et de sable, mouchetée d’îlots vert sombre, signalant les bosquets de sassafras nés d’un affleurement des nombreux ruisseaux souterrains. Les sassafras étaient le paradis des renards, leur refuge, leur salut. Les monstres aux mâchoires carnassières nichaient dans les hautes branches quand ils ne glissaient pas au ras de l’herbe, à l’affût de quelques tendres poulains bons à égorger.

— En présence de vos montures, vous ne devez jamais faire allusion à ces fameux « poulains », avait recommandé le professeur d’équitation. Nous employons ce mot faute de pouvoir être plus précis. L’existence des poulains n’est pas avérée ; elle restera une supposition aussi longtemps que personne n’en aura vu un seul. Le plus simple, pendant toute la durée de la chasse, serait encore de ne parler de rien.

Cette consigne était respectée à la lettre, se dit-elle, observant le visage de ses compagnons, pâle et crispé sous l’effet de la concentration. Dimity n’aurait jamais cru Emeraude capable d’un tel empire sur elle-même ; leur mère, sans doute, aurait été bien surprise de découvrir la plus volubile de ses filles si tranquillement absorbée. Et Shevlok, donc ! Le voyait-on jamais sans un cigare vissé au coin de la bouche (le plus gros calibre, de préférence, et le tabac de meilleure qualité, en provenance de Shafne), qu’il consentait à ôter pour distribuer ses ordres ou lancer des boutades, à moins que Stavenger ne se trouvât dans les parages ? En présence de leur père, Shevlok devenait un modèle de discrétion, tout le monde pouvait en témoigner. Il s’asseyait à l’écart, choisissant de préférence les coins d’obscurité, et devenait un homme qui se perd parmi les ombres.

La chasse s’élança de nouveau, en direction de l’une des futaies. « Droit au but », songea Dimity. Les arbres sont extraordinaires, avait dit le professeur. Devant ce spectacle inhabituel, vous aurez envie de vous exclamer, de surprise ou d’admiration. Vous n’en ferez rien, naturellement. En silence, sans regarder ni à droite, ni à gauche, vous jetterez de furtifs coups d’œil vers le ciel, à peine visible à travers le feuillage. N’oubliez surtout pas de conserver votre position. Du reste, les centaines d’heures passées devant les écrans du simulateur vous auront préparée à ce choc esthétique.

Aussi se tint-elle coite lorsque les sassafras déployèrent leurs gigantesques ramures autour d’eux et au-dessus, si bien que l’air lui parut plus froid tout à coup, sombre et comme purifié. On n’entendait plus que les sabots des montures qui pataugeaient dans le sol spongieux, en même temps que l’odeur les assaillait, âcres relents d’humus et d’eau stagnante, à laquelle rien ne pouvait être comparé, estima Dimity, surtout pas les effluves parfumés qui s’exhalaient de l’herbe et de la terre après un orage. Elle perçut le timide appel du cor et ne comprit pas que la chasse venait d’entrer dans sa dernière phase avant de voir la meute se disperser. La truffe fureteuse, les chiens s’égaillèrent dans toutes les directions.

« Sonnez le débuché, rompez les chiens ! » disait-on dans le vocabulaire traditionnel de la vénerie. « Quêtez, mes petits, quêtez ! » s’amusa-t-elle à répéter en son for intérieur. Ce rituel oral que les professeurs étaient chargés de faire passer d’une génération à l’autre ne servait plus depuis longtemps. Qui oserait encore s’adresser aux limiers dans une langue si familière ?

Un colibri lança une série de trilles aigus. Du coin de l’œil, elle aperçut une flèche blanche zigzaguant à travers la pénombre. Comme sur un signal, un premier chien donna de la voix, clabaudages de mort, sourds et passionnés, tout enroués de haine ; un second l’imita, deux tons au-dessus, puis un troisième, et bientôt le bosquet vibra des abois de la meute. La jeune fille écoutait avec effroi cette cacophonie hystérique, poussée au-delà des limites du supportable. Elle se mordit la lèvre, attentive à dominer l’instinctive horreur qu’elle sentit monter en elle, mise en garde indistincte contre ce qui allait suivre. L’excitation gagnait les Hipparions ; certains hennirent tout en suivant les chiens qui s’enfonçaient au plus profond du bois. Le port droit, la cavalière se cramponnait à ses rênes.