Il lui vint une idée bizarre, une idée folle.
Nous traversons le Breuil des Darenfeld, jadis intégré au domaine du même nom… La chasse prendra fin dans l’ancien Breuil des Darenfeld, où Janetta bon Maukerden a trouvé la mort. La révélation tomba comme un bloc dans sa conscience, le cœur lui manqua. Pas de larmes, se morigéna-t-elle. Janetta bon Darenfeld était son amie. Dimity n’avait jamais pu éclaircir les circonstances du drame. Une rumeur avait circulé, associant la mort de Janetta, sa disparition, plutôt, et le Breuil des Darenfeld. Toutes ses questions étaient demeurées vaines. On lui imposait silence. Tais-toi et oublie.
Ils en savent tellement plus long que toi, songea-t-elle. Tu n’as rien à leur apprendre.
La meute était déchaînée. Ils avaient enfin flairé le renard ; ils allaient maintenant le débusquer et le courir. Tout devait être silencieux, autour des sassafras. Dans la steppe entière, immense et muette, il n’existait qu’un lieu rempli de bruit et de fureur. Le chasseur qui veut durer doit endurer, disait encore le professeur. Il lui est interdit de parler, ou de crier, ou d’être distrait, ou de glisser à terre. Il lui est fortement recommandé de ne pas souffrir.
La course s’éternisait. Le renard poursuivi fuyait à perdre haleine. Aucun doute possible, cependant ; en dépit de la monotonie, le soleil déclinait comme tous les jours, les heures n’avaient pas une lenteur de siècles. Soif, faim, fatigue, douleur se fondaient en une sorte de paroxysme nauséeux consacrant l’abolition de toute volonté, accompagné de l’inévitable rémission du mal, comme toujours lorsque le corps, à bout de résistance, tremble de faiblesse et s’abandonne. Autant céder, puisque le cauchemar ne semblait pas devoir prendre fin.
L’immobilité de sa monture la tira de son assoupissement. Depuis combien de temps la chasse était-elle ainsi arrêtée ? À contrecœur, elle ouvrit les yeux.
Le soleil dardait de longs doigts à travers la voûte morcelée du feuillage. L’un d’eux se posa sur Stavenger. Dressé sur ses « étriers », il semblait prêt à lancer le harpon qu’il tenait dans son poing. Depuis les hauteurs de l’arbre où il s’était blotti, le renard aux abois lança un feulement de peur et d’exaspération. Renseigné sur la position de sa cible, le Grand Veneur projeta son arme d’un geste prompt. La ligne sinua, toute dorée, dans le sillage du harpon.
Un cri rageur jaillit du feuillage, et tout le monde sut que Stavenger avait fait mouche. D’un bond prodigieux, un limier s’éleva au-dessus de la meute. Il saisit la ligne dans sa gueule et tira, puis ce fut au tour d’un autre, et d’un troisième, et tous de conjuguer leurs efforts pour arracher la bête de son refuge. Voici venu le moment de la mise à mort, songea la jeune fille. Le renard semblait vouloir effaroucher la Prairie et le ciel même, de ses plaintes déchirantes. Il tomba enfin au milieu des chiens. Dimity eut la vision fugitive d’une masse énorme, plus noire que la nuit, avec des yeux de feu, des crocs éclatants. Le cor sonna la curée. La chasse se résolvait donc en un méli-mélo de sang, de violence, de gadoue. La jeune fille n’osa regarder plus longtemps ; elle emporta derrière ses paupières closes le souvenir d’un maelström vorace dont les manifestations sonores devaient la poursuivre longtemps. La victime grondant sa futile et hargneuse colère, la folle gloutonnerie des chiens, déchirant et broyant.
Certains dangers, certains spectacles horrifiques engendrent une angoisse proche de la fascination. On sent naître en soi une étrange palpitation ; elle se lève, grandit et devient quelque chose d’indomptable et d’impétueux. C’était une émotion de cette nature que la jeune fille éprouvait maintenant. Une houle la submergea, un anéantissement de velours, de caractère si intime, si précis, que le rouge lui monta au front. Le plaisir la secoua comme feuille au vent.
Autour d’elle, les cavaliers tressaillaient, les yeux fermés, traversés par le même spasme voluptueux. Sylvan regardait la scène d’un œil impitoyable, sachant depuis longtemps combien il est difficile de conserver sa dignité quand la solitude et le mépris vous étouffent.
Pendant le trajet de retour, jusqu’à la Forêt des Ombres, la jeune fille demeura frileusement repliée sur elle-même, l’esprit somnolant dans une poussière d’idées. Quand ils s’engagèrent sur la Route des Bleus et des Verts, à ce moment-là seulement, elle retrouva le sens des réalités. Arrivée devant la Porte des Chasseurs, incapable de mettre pied à terre par ses propres moyens, elle fut trop heureuse de pouvoir se laisser glisser dans les bras de son frère. Sylvan s’était si promptement porté à son secours que personne n’avait eu le temps de remarquer l’état de faiblesse extrême dans lequel se trouvait la débutante. Un chien ne la perdait pas de vue, celui-là même dont le regard l’avait déjà incommodée alors qu’elle attendait avec les autres dans le pré carré. Puis il s’éloigna, suivant ses semblables à travers le crépuscule, vers une tanière inconnue. Les Hipparions s’en furent de leur côté. Le lieutenant porta le cor à ses lèvres et fit entendre l’ultime sonnerie.
« La chasse est de retour ! Ouvrez la porte ! »
Rowena avait entendu, elle sortit en hâte sur le balcon. Les créatures avaient donc regagné leurs pénates respectives. Il ne restait que les humains, titubant de fatigue, affamés, aspirant au repos, au confort, à la bonne chère. Elle se pencha, les mains crispées sur la barre d’appui. La Porte s’ouvrit, ils entrèrent réglementairement, le Grand Veneur, suivi par ses assistants, eux-mêmes suivis par les hommes en rouge, ceux-ci précédant les femmes en noir. Une nuée de serviteurs s’abattit sur eux ; ils distribuèrent le traditionnel en-cas de bienvenue, timbale d’eau fraîche et brochettes de viande grillée. Dans les baignoires de marbre, équipée chacune de sa petite chaudière individuelle, une eau mousseuse et parfumée attendait les chasseurs fourbus, maintenue depuis des heures à la température idéale. Tenant un verre d’une main, de l’autre une assiette, ils se dirigèrent vers leurs chambres. Rowena s’affolait à fouiller la pénombre du regard, sans parvenir à reconnaître la petite silhouette chère entre toutes. Puis elle la vit. Dimity avançait à pas menus, soutenue par son frère. Rowena attendit qu’ils fussent presque en dessous d’elle et se pencha davantage.
— Dimity ! appela-t-elle à mi-voix, de peur d’être entendue par Stavenger, ou par quelque vétéran sourcilleux.
La jeune fille leva la tête, répondit par un pauvre sourire au signe que lui adressait sa mère et se laissa guider par Sylvan vers une petite porte latérale. Peu après, elle se trouvait dans les appartements de Rowena, où Salla l’accueillit en poussant les hauts cris.
— Dans quel état tu es ! Franchement, regarde-toi. Dirait-on pas que tu t’es roulée dans la poussière ? Tout éclaboussée… Fais-moi le plaisir d’ôter ces nippes dégoûtantes. La veste, vite, et cette cravate ridicule.
Dimity se débattit faiblement, sans pouvoir se dégager des mille mains de la gouvernante.
— Dimity ?
La jeune fille dévisagea sa mère. Rowena avait un certain air de bienveillance énigmatique qu’elle ne lui connaissait pas.