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— Laisse-toi faire, mon petit. Salla ira plus vite. Assieds-toi, que je puisse t’aider à retirer ces bottes, ajouta-t-elle, lorsque la redingote et la blouse furent ôtées.

Sitôt dit, sitôt fait. Rowena poussa sa fille en direction de la salle de bains, aux parois revêtues de luxueuses mosaïques.

— J’ai mis dans l’eau quelques gouttes d’huile ; rajoutes-en autant que tu voudras. Quand tu étais une enfant, et que nous prenions notre bain ensemble, tu aurais volontiers versé tout le flacon.

Dimity se débarrassa de ses sous-vêtements qu’elle abandonna en pile sur le sol. Ses mains tremblaient, ses gestes étaient maladroits, empreints de lenteur. Elle était incapable d’articuler un mot. Elle entra dans l’eau, s’allongea et savoura sur-le-champ la chaude sensation de bien-être. Sa mère s’était assise et l’observait.

— Raconte-moi, murmura-t-elle.

— Que veux-tu que je dise ? Il ne s’est rien passé d’extraordinaire, rien du tout. Elle remua les jambes, à peine, agita les bras. La douleur l’abandonnait. On eût dit que s’accomplissait, grâce aux bienfaits de l’eau, une mue mystérieuse.

Rowena ne put réprimer un mouvement d’humeur ; elle frappa du pied, imperceptiblement.

— Commençons par le commencement. T’es-tu bien entendue avec ta monture ? As-tu eu des difficultés à conserver la position ?

— Oui et non. Moins que je ne le craignais.

— Cet Hipparion, justement, n’as-tu pas eu, en le voyant devant toi, une vague impression de reconnaissance, comme s’il ne t’était pas tout à fait inconnu ?

Pour la première fois, Dimity regarda sa mère bien en face. La question, elle en avait la certitude, contenait un indice.

— Ce n’est pas impossible, en effet. Sans doute l’avais-je aperçu alors qu’il broutait à proximité du champ de luzerne où je jouais étant petite en compagnie de Sylvan.

Rowena se contenta d’un hochement de tête. Tout se passait comme prévu. Pour elle aussi, la première rencontre avec sa monture avait éveillé des souvenirs d’enfance.

— Où êtes-vous allés ?

— Au nord, aussi loin que chez les Darenfeld, jusque dans leur ancien… jusque dans la vallée.

Rowena eut un sourire étrange. Ces derniers mots évoquaient l’enchantement de la forêt de sassafras, la pénombre traversée de rayons obliques, le sol spongieux, moussu, piqueté de fleurs. Dans son esprit, ces images de beauté seraient à jamais hantées par le souvenir d’une jeune fille. Janetta était l’amie de Dimity, la fiancée de Shevlok.

— Avez-vous levé un renard ?

— Oui. Dans l’un des bosquets. Dimity ferma les yeux, vaine tentative pour échapper à l’irrémédiable interrogatoire. La curiosité douloureuse de Rowena se lisait sur son visage ; elle ne la tiendrait pas quitte avant d’avoir été en partie satisfaite. La meute s’est enfoncée sous les arbres, reprit la jeune fille. Ils aboyaient à qui mieux mieux. Un charivari assourdissant. La poursuite a commencé. Longtemps, longtemps, nous avons poursuivi le gibier. À deux ou trois reprises, m’a-t-il semblé, les chiens ont perdu sa trace. Je n’affirme rien. Cette sale bête était infatigable. En fin de compte, elle s’est trouvée acculée dans un arbre.

— Y a-t-il eu mise à mort ?

— Stavenger a lancé le harpon. Je veux dire, papa… je veux dire le maître d’équipage, enfin le Grand Veneur. Tout se passait au milieu du feuillage, on ne voyait pas grand-chose, mais les chiens tiraient sur la ligne de toute leur force, et le renard a chu au milieu d’eux.

Une main brûlante se posa sur son visage au souvenir du trouble qui l’avait envahie ensuite. Rowena interpréta comme il convenait cette rougeur subite ; elle déchiffra la confusion, la pudeur offensée. Elle savait à quoi s’en tenir. L’hallali, chaque fois, provoquait le même embrasement. Avant ce jour, pourtant, avant d’être témoin du trouble de sa fille, elle n’avait jamais su s’il en allait de même pour les autres, pour certains d’entre eux, tout au moins. Elle n’avait jamais osé poser la question.

— En fin de compte, tu n’as pas vraiment vu le renard ?

— Aussi longtemps qu’il est resté dans l’arbre, je n’ai discerné qu’une masse informe. Quand il est tombé, dans un éclair, j’ai vu ses yeux et ses dents. Ensuite, tout s’est passé très vite.

— Quelle journée ! murmura Rowena, souriante, avec des larmes dans la voix. J’étais morte d’inquiétude, j’imaginais le pire. Tu aurais pu tomber, tu aurais pu être attaquée par le renard, ou provoquer sans le vouloir l’irritation d’un chien, que sais-je… On ne prévient jamais assez les débutants contre les dangers que comporte une partie de chasse.

Surprise, la jeune fille regarda sa mère. Elle imagina l’attente angoissée de Rowena au fil des heures, la mauvaise conscience, la colère, contre Stavenger et contre elle-même.

— Tout va bien, assura-t-elle. Cette horrible journée s’achève comme tu l’espérais. Je suis saine et sauve.

En partie pour offrir à sa mère un sujet de méditation, en partie parce que le phénomène l’intriguait, elle décida de lui parler du chien.

— Maman ?

— Ma petite fille ?

— Sur le chemin du retour, un limier ne m’a pas quittée des yeux. Le pelage fauve, avec des taches. Chaque fois que j’abaissais mon regard, j’étais certaine de rencontrer le sien.

— Il ne s’est aperçu de rien, au moins ?

— Sois sans inquiétude, je ne suis pas si sotte. Pas un instant, je n’ai pu donner l’impression que j’avais remarqué quelque chose. À la longue, l’attention qu’il me portait m’a semblé bizarre, voilà tout. Qu’en penses-tu ?

Rowena hésita. Devait-elle user de détours et de faux-fuyants, ou bien le moment était-il venu de mettre sa fille sur la voie de la vérité ? À ce stade, le silence n’était-il pas recommandé ?

— Les chiens de meute sont d’humeur fantasque, dit-elle. Tantôt ils nous observent, tantôt ils affectent de nous ignorer. Tantôt ils donnent l’impression de se moquer de nous. Tu sais où je veux en venir.

— Je ne sais rien.

— Ils ont besoin de nous, Dimity. Comment tueraient-ils les renards, si nous n’étions pas là pour les faire descendre de leurs perchoirs ? Les chiens ne grimpent pas aux arbres.

— Dépendance bien relative. Il suffirait d’un seul homme, un solide gaillard, pour lancer le harpon.

— L’hallali, dans son aspect sanglant, n’est que la péripétie la plus spectaculaire, une manière d’apothéose. En fait, les chiens aiment la chasse en soi, pour le rituel qu’elle représente.

— On ne m’a jamais dit comment ce rituel s’était constitué, ni pourquoi il avait pris une telle importance. En revenant, du plus profond de mon ennui, je me posais toutes sortes de questions. La chasse à courre se pratiquait sur Terre bien avant le Saint-Siège, bien avant la dispersion, je le sais. Je l’ai lu dans mon livre d’histoire. Les illustrations montraient la meute et les cavaliers poursuivant une adorable petite créature rousse, la queue en panache. Pourquoi voulait-on l’exterminer, voilà ce que je ne m’explique pas. Sur la Prairie, les renards sont des monstres, et nous n’avons pas le choix. Mais ne pourrait-on s’en débarrasser de manière plus simple ? Qui a eu l’idée saugrenue d’adapter la chasse à courre de jadis aux conditions de la Prairie ?

— L’un des premiers colons s’était lié d’amitié avec un jeune Hipparion venu en éclaireur. Il fut assez complaisant pour permettre à l’homme de se hisser sur son dos. D’autres colons furent invités à tenter l’expérience. L’Hipparion s’absenta et revint bientôt, accompagné de son troupeau. Chaque monture s’attribua un cavalier, ou une cavalière.

— Et la meute ?