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» L’idée que la plus belle fleur de mes meilleures années se consume dans une tâche si vile et si efféminée, tient mon cœur en un continuel émoi, et m’enlève tout sentiment du plaisir. La renommée de ma famille déploie ses ailes sur le monde entier et s’envole jusqu’aux cieux. Peut-être en aurais-je aussi ma bonne part, si je pouvais rejoindre mes frères.

» Il me semble que le destin m’a fait injure en me choisissant pour un si vil service. C’est ainsi que, dans le troupeau, on rejette avec dédain le destrier qui a un défaut à l’œil ou au pied, ou qu’un accident a rendu impropre aux combats ou à un meilleur usage. N’espérant pas sortir d’un si honteux esclavage autrement que par la mort, je désire mourir.»

Guidon termine ici son récit, et dans son indignation, il maudit le jour où sa victoire sur les dix chevaliers et sur les dix femmes lui acquit le trône. Pendant ce temps, Astolphe s’était contenté d’écouter, sans se faire connaître, jusqu’à ce qu’il fût certain, à plus d’un signe, que Guidon était bien, comme il l’avait dit, le fils de son parent Aymon.

Puis il lui répondit: «Je suis le duc d’Angleterre, ton cousin Astolphe.» Et le prenant dans ses bras, il l’embrassa avec amour et courtoisie, non sans répandre des larmes. «Mon cher parent – ajouta-t-il – ta mère n’avait pas besoin de te mettre d’autre signe au cou pour nous faire voir que tu es des nôtres; il te suffit de montrer ta vaillance avec ton épée.»

Guidon, qui dans un autre moment se serait fort réjoui de retrouver un si proche parent, l’accueille le visage triste, et sa vue lui fait éprouver de la douleur. Il sait que, dès le lendemain même pour tout délai, il ne peut conserver la vie qu’en rendant Astolphe esclave, et que si Astolphe reste libre, lui-même doit mourir; de sorte que le bonheur de l’un doit causer infailliblement le malheur de l’autre.

Il est aussi douloureusement affligé d’avoir à réduire, par sa victoire, les autres chevaliers en esclavage, d’autant plus que sa mort même ne les ferait pas échapper à la servitude; car Marphise, après avoir surmonté la première épreuve, doit succomber dans la seconde; elle aura donc vaincu sans aucun profit; ils n’en deviendront pas moins esclaves, et elle sera mise à mort.

D’un autre côté, l’extrême jeunesse, la courtoisie et la vaillance du jeune chevalier ont tellement touché de pitié et d’affection le cœur de Marphise et de ses compagnons, qu’il semble qu’ils auraient presque du regret de devoir leur liberté à sa mort. Si Marphise ne peut se dispenser de le tuer, elle veut mourir, elle aussi.

Elle dit à Guidon: «Viens avec nous, et nous sortirons d’ici de vive force.» «Hélas! – répondit Guidon – laisse tout espoir de t’échapper jamais, et résous-toi à vaincre ou à périr de ma main.» Elle répliqua: «Jamais mon cœur n’a tremblé pour achever ce que j’ai entrepris, et je ne connais pas de route plus sûre que celle que m’ouvre mon épée.

» J’ai tellement éprouvé ta valeur sur le champ de bataille, que si tu es avec nous, je ne recule devant aucune tentative. Quand la foule sera demain assise tout autour de la lice, je veux que nous massacrions toutes ces femmes, qu’elles prennent la fuite, ou qu’elles cherchent à se défendre, et que nous abandonnions leurs corps aux loups et aux vautours de ce pays. Quant à la ville, nous y mettrons le feu.»

Guidon lui répondit: «Je serai prompt à te suivre et à mourir à tes côtés. Mais n’espérons pas sortir de là vivants; qu’il nous suffise de venger le plus possible notre mort, car plus de dix mille femmes seront présentes sur la place, et autant resteront à la garde du port, des remparts et de la ville. Je ne vois aucun chemin sûr par où nous échapper.»

Marphise dit: «Seraient-elles plus nombreuses que les soldats que Xerxès eut jadis autour de lui, plus nombreuses que les anges rebelles qui, à leur éternelle honte, furent chassés du ciel, si tu es avec moi, ou si, du moins, tu n’es pas avec elles, je prétends les occire toutes en un jour.» Guidon reprit: «Je ne connais pas de moyen pour tenter de nous ouvrir un chemin, sinon un,

» Un seul peut nous sauver s’il réussit, et je vais vous le dire maintenant qu’il m’en souvient. Hors les femmes, il n’est permis à personne de sortir et de se promener sur le rivage. Pour cette raison, il faut que je me confie à la fidélité d’une de mes épouses qui m’a souvent donné de son profond amour de plus fortes preuves que celle que je lui demanderai aujourd’hui.

» Non moins que moi, elle désire se soustraire à cette servitude pour me suivre; car elle espère, une fois débarrassée de ses rivales, vivre seule avec moi. Elle fera, pendant que l’obscurité règne encore, préparer dans le port une fuste ou un brigantin que vos matelots trouveront tout disposé pour partir, dès qu’ils y seront arrivés.

» Derrière moi, vous tous, chevaliers, marchands et matelots, qui avez été forcés malgré vous de recevoir l’hospitalité sous mon toit, vous aurez à vous frayer un large sentier avec vos poitrines dans le cas où le chemin nous serait intercepté. Ainsi j’espère, avec l’aide de nos épées, vous tirer de la cruelle cité.»

«Fais comme bon te semble, – dit Marphise; – pour moi, je suis sûre de sortir par ma propre énergie. Il m’est plus facile d’occire de ma main tous ceux qui sont dans ces murs, que de fuir ou de donner le moindre signe de crainte. Je veux sortir en plein jour, et par la seule force des armes, car tout autre moyen me paraît honteux.

» Je sais que, si l’on savait que je suis une femme, je serais comblée ici d’honneurs et de récompenses, et qu’on m’y donnerait volontiers une des premières places dans le Conseil; mais étant venue avec ceux-ci, je n’entends pas jouir de plus de privilèges qu’eux. Ce serait une trop grande lâcheté que de rester libre ici, ou de m’en aller libre, laissant les autres dans l’esclavage.»

Ces paroles, et d’autres encore qui suivirent, montraient que la seule crainte d’augmenter le péril que couraient ses compagnons – son trop d’ardeur pouvait en effet tourner à leur détriment – empêchait Marphise d’attaquer de vive force la multitude. Aussi, elle laissa à Guidon le soin d’employer le moyen qui lui paraîtrait le plus sûr.

Guidon profita de la nuit pour parler à Aléria – c’était le nom de son épouse la plus fidèle – et il n’eut pas besoin de la prier longtemps, car il la trouva toute disposée à exécuter ses ordres. Elle choisit un navire, le fit armer, et y fit transporter ses richesses les plus précieuses, feignant de vouloir, au lever de l’aurore, partir en course avec ses compagnes.

Elle avait auparavant fait préparer dans le palais des épées, des lances, des cuirasses et des boucliers, avec lesquels les marchands pussent s’armer, ainsi que les matelots qui étaient à moitié nus. Les uns dormirent, les autres restèrent à veiller, répartissant ainsi entre eux le repos et la garde. Attentifs, et les armes au dos, ils regardaient souvent si l’Orient ne rougissait pas encore.

Le soleil n’avait pas encore soulevé le voile obscur et épais qui recouvrait la terre, et la fille de Lycaon avait à peine fait disparaître sa charrue des champs du ciel [81], lorsque la foule des femmes, qui voulait voir la fin du combat, remplit l’amphithéâtre, comme les abeilles qui s’accumulent à l’entrée de leur ruche, lorsqu’au printemps elles veulent changer de demeure.