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«Si cette proposition ne te paraît pas bonne – dit alors Marphise à Zerbin – je vais t’en faire une autre que tu ne dois pas refuser: si je suis vaincue par toi, cette dame me restera; mais si je te renverse, force te sera de la prendre. Donc, voyons qui de nous deux doit en être débarrassé. Si tu perds la partie, tu devras l’accompagner partout où il lui plaira d’aller.»

«Qu’il en soit ainsi,» répondit Zerbin; et il fit aussitôt faire volte-face à son cheval pour prendre du champ. Puis se soulevant sur ses étriers, il s’affermit en selle, et pour ne point frapper à faux, il dirige sa lance droit au milieu du bouclier de la damoiselle; mais il semble qu’il heurte une montagne de fer. Quant à la guerrière, elle se borne à le toucher seulement au casque, et l’envoie étourdi hors de selle.

Zerbin ressent un vif déplaisir de sa chute; pareille chose ne lui était encore arrivée en aucune rencontre; il avait au contraire abattu mille et mille adversaires. Il en éprouve une honte ineffaçable. Longtemps il reste à terre, sans prononcer une parole. Son ennui est encore augmenté, quand il se souvient de la promesse qu’il a faite d’accompagner l’horrible vieille.

La triomphante Marphise, restée en selle, revient vers lui, et lui dit en riant: «Je te présente cette dame, et plus je considère sa grâce et sa beauté, plus je me réjouis de ce qu’elle t’appartienne. Remplace-moi donc comme son champion. Mais que le vent n’emporte pas ton serment, et n’oublie pas de lui servir de guide et d’escorte, comme tu l’as promis, partout où il lui plaira d’aller.»

Puis, sans attendre de réponse, elle pousse son destrier à travers la forêt où elle disparaît aussitôt. Zerbin, qui la prend pour un chevalier, dit à la vieille: «Fais-le-moi connaître.» Et celle-ci, qui sait qu’en lui disant la vérité, elle envenimera son dépit: «Le coup qui t’a fait vider la selle, lui dit-elle, a été porté par la main d’une jeune fille.

» Par sa vaillance, celle-ci peut disputer avec avantage l’écu et la lance à tous les chevaliers. Elle est depuis peu venue d’Orient pour se mesurer avec les paladins de France.» Zerbin éprouve de cela une telle vergogne, qu’il devient plus rouge que la garance, et qu’il est près de teindre de son propre sang les armes qu’il a sur le dos.

Il remonte à cheval, s’accusant lui-même de n’avoir pas su serrer les cuisses. La vieille sourit à part, et prend plaisir à l’exciter et à irriter son chagrin. Elle lui rappelle qu’il doit venir avec elle, et Zerbin, qui reconnaît qu’il s’y est obligé, baisse l’oreille comme un destrier dompté et las qui a le frein à la bouche et les éperons au flanc.

Et soupirant: «Hélas! – disait-il – ô fortune félone, quel échange tu te plais à faire! celle qui est la belle des belles, et qui devrait être près de moi, tu me l’as enlevée. Crois-tu que celle que tu me donnes maintenant puisse lui être comparée et m’en tenir lieu? Être privé complètement de compagne était un moindre mal qu’un échange si inégal.

» Celle qui n’a jamais eu et n’aura jamais sa pareille en beauté et en vertu gît submergée et brisée au milieu des rochers aigus, et tu l’as donnée en pâture aux poissons et aux oiseaux de mer; et celle-ci, dont les vers auraient déjà dû se repaître sous terre, tu l’as conservée dix ou vingt ans de plus que tu ne devais, pour rendre mes maux plus poignants.»

Ainsi parlait Zerbin, et il ne paraissait pas moins triste de cette nouvelle et si odieuse conquête que de la perte de sa dame. La vieille, bien qu’elle n’eût jamais plus vu Zerbin, comprit, par ce qu’il disait, que c’était lui dont Isabelle de Galice lui avait jadis parlé.

Si vous vous souvenez de ce que je vous ai déjà dit, elle arrivait de la caverne où Isabelle, éprise d’amour pour Zerbin, avait été retenue captive pendant plusieurs jours. Elle lui avait entendu plusieurs fois raconter comment elle avait abandonné le rivage paternel, et comment, son navire ayant été brisé en mer par la tempête, elle s’était sauvée sur la plage de la Rochelle.

Isabelle lui avait si souvent dépeint le beau visage et les hauts faits de Zerbin, que maintenant, en l’entendant parler, et en le regardant de plus près en plein visage, elle le reconnut pour celui au sujet duquel Isabelle s’était tant désolée dans la caverne, car elle se plaignait plus de sa perte que d’être esclave des malandrins.

La vieille, en écoutant les plaintes que Zerbin laissait tomber dans son indignation et dans sa douleur, comprit qu’il croyait Isabelle morte au fond de la mer, et bien qu’elle connût la vérité à cet égard, et qu’elle pût d’un mot lui rendre le bonheur, elle se garda bien, la perverse, de lui apprendre ce qui aurait pu le réjouir et s’empressa de lui dire au contraire ce qu’elle pensait devoir lui déplaire.

«Écoute – lui dit-elle – toi qui es si altier et qui me railles et me méprises; si tu savais ce que je sais au sujet de celle que tu pleures comme morte, tu me comblerais de caresses. Mais, plutôt que de te le dire, je me laisserais mettre en mille pièces par toi; tandis que, si tu avais été plus bienveillant pour moi, je t’aurais peut-être appris ce secret.»

De même que le mâtin, qui se précipite furieux contre un voleur, est prompt à s’apaiser, si on lui présente du pain ou du fromage, ou un autre appât de même nature; ainsi Zerbin devient soudain humble et soumis, dans son désir de connaître ce que la vieille lui a dit qu’elle savait sur celle qu’il pleure comme morte.

Tournant vers elle un visage plus bienveillant, il la supplie, il la prie, il la conjure, au nom des hommes, au nom de Dieu, de ne rien lui cacher de ce qu’elle sait, que la nouvelle soit bonne ou mauvaise. «Tu ne sauras rien qui puisse te satisfaire – lui dit la vieille dure et tenace – Isabelle n’est pas morte, comme tu crois; elle vit, mais son sort est si cruel, qu’elle désire la mort.

» Elle est tombée, depuis ces derniers jours où tu n’en as plus entendu parler, aux mains de plus de vingt bandits; de sorte que, quand bien même tu la retrouverais, vois, si tu peux encore espérer d’en cueillir la fleur?» «Ah! vieille maudite – dit Zerbin – comme tu sais bien inventer tes mensonges, car tu sais bien que tu mens! Quand bien même elle serait tombée aux mains de vingt bandits, aucun d’eux n’aurait osé la violer.»

Zerbin lui demande où et quand elle l’a vue; mais c’est en vain; la vieille obstinée ne veut pas ajouter une parole à ce qu’elle a déjà dit. D’abord Zerbin lui parle avec douceur, puis il la menace de lui couper la gorge. Mais, menaces et prières, tout est vain; il ne peut faire parler l’infâme sorcière.

Enfin Zerbin laisse reposer sa langue, puisqu’il lui sert peu de parler. Ce qu’elle lui a dit lui a tellement rempli le cœur de jalousie, que, pour retrouver Isabelle ou seulement pour la voir, il aurait traversé le feu. Mais il ne peut aller plus vite qu’il ne plaît à la vieille, car il l’a promis à Marphise.

Aussi, elle conduit Zerbin où il lui plaît, à travers des chemins solitaires et étranges. Mais tout en gravissant les montagnes ou en descendant les vallées, ils ne se regardent jamais en face, ils ne se disent pas un mot. Un jour, comme le soleil dans sa course venait de dépasser le Zénith, leur silence fut rompu par un chevalier qu’ils rencontrèrent sur leur chemin. Ce qui s’ensuivit est raconté dans l’autre chant.