Chant XXI
ARGUMENT. – Zerbin, pour défendre Gabrine, en vient aux mains avec Hermonides et le frappe d’un coup mortel. Le vaincu raconte à Zerbin les scélératesses de la vieille; mais ne pouvant continuer jusqu’au bout, à cause de ses blessures, il se fait transporter ailleurs. Zerbin et la vieille, poursuivant leur chemin, entendent un bruit de combat et s’avancent pour voir ce que c’est.
La corde, à ce que je crois, ne lie pas plus solidement un ballot, le bois ne serre pas plus étroitement le clou, que la foi ne retient une belle âme dans son nœud indissoluble et tenace. Il paraît que les anciens ne représentaient pas la Foi sainte autrement vêtue que d’un voile blanc qui la couvrait tout entière. Un seul point noir en effet, une seule tache suffirait à la ternir.
La foi ne doit jamais être trahie, qu’on l’ait donnée à un seul ou à mille; dans une forêt, dans une grotte, loin des cités et des bourgs, aussi bien que devant un tribunal, en témoignage ou par écrit, avec ou sans serment. Il suffit qu’on l’ait une fois donnée.
Le chevalier Zerbin tint sa parole, comme il devait la tenir, en toutes circonstances. Mais il ne montra jamais mieux combien il la respectait, qu’en se détournant de son propre chemin pour suivre celle qu’il détestait au point qu’il eût préféré avoir la mort même à ses côtés. Sa promesse l’emporta sur son désir.
J’ai dit que, le cœur comprimé de rage et de douleur de se voir contraint à escorter la vieille, il ne lui adressait pas un mot. Ils s’en allaient tous deux muets et taciturnes. J’ai dit qu’enfin, au moment où le soleil montrait l’extrémité des roues de son char, leur silence fut interrompu par un chevalier errant qu’ils rencontrèrent sur leur chemin.
La vieille reconnaît aussitôt ce chevalier, nommé Hermonides de Hollande, et dont le bouclier noir est traversé d’une barre rouge. À sa vue, dépouillant son orgueil et son air altier, elle se recommande humblement à Zerbin, et lui rappelle la promesse qu’il a faite à la guerrière qui l’a confiée à sa garde.
Prétendant que le chevalier qui vient à leur rencontre est son ennemi et celui de sa famille; qu’il a tué sans motif son père et le seul frère qu’elle avait au monde, et que le traître n’a d’autre désir que de traiter de la même manière tous les siens. «Femme – lui dit Zerbin – tant que tu seras sous ma garde, je ne veux pas que tu trembles.»
Dès que le chevalier est plus près et qu’il aperçoit le visage de celle qu’il a en haine: «Apprête-toi à combattre – crie-t-il d’une voix menaçante et hautaine – ou renonce à défendre cette vieille, qui, selon qu’elle le mérite, périra de ma main. Si tu combats pour elle, tu cours à la mort, car c’est le sort réservé à qui défend une mauvaise cause.»
Zerbin lui répond courtoisement que c’est une action basse et mauvaise et contraire à la chevalerie, que de chercher à donner la mort à une femme; que cependant, s’il veut combattre, il ne se dérobe pas, mais qu’il l’engage à considérer tout d’abord qu’il importe qu’un noble chevalier, comme il semble l’être, ne trempe pas ses mains dans le sang d’une femme.
Ce fut en vain qu’il lui parla de la sorte; il fallut en venir aux mains. Après avoir pris du champ, ils revinrent l’un sur l’autre à toute bride. Les fusées ne sont pas si promptes à s’échapper de la main de l’artificier, les jours de réjouissances publiques, que les deux destriers ne le furent à se faire s’entre-choquer les chevaliers.
Hermonides de Hollande vise bas, afin de frapper son adversaire au flanc droit, mais sa faible lance se brise avec fracas, sans faire grand mal au chevalier d’Écosse. Le coup porté par son adversaire fut moins débile et moins vain; il rompt l’écu, frappe l’épaule qu’il traverse de part en part, et renverse Hermonides sur l’herbe.
Zerbin, qui pense l’avoir tué, est saisi de pitié; il met aussitôt pied à terre, et lui enlève son casque. Le guerrier, dont le visage a la pâleur de la mort, semble sortir de sommeil. Il regarde fixement Zerbin sans parler; puis il lui dit: «Je ne me plains pas d’avoir été abattu par toi, car tu montres bien que tu es la fleur des chevaliers errants;
» Mais ce qui me remplit de douleur, c’est que cela me soit arrivé à cause d’une femme perfide, dont je ne sais comment tu es devenu le champion, car elle est trop indigne de ta vaillance. Et, quand tu connaîtras la raison qui me poussait à me venger d’elle, tu regretteras, chaque fois que tu t’en souviendras, de m’avoir donné la mort pour la sauver.
» Et si j’ai assez de souffle dans la poitrine – mais je crains le contraire – pour pouvoir te le dire, je te ferai voir que cette misérable est de tous points la plus scélérate des créatures. J’eus autrefois un frère qui, tout jeune, partit de Hollande, notre pays, et entra, en qualité de chevalier, au service d’Héraclius, qui possédait alors l’empire souverain des Grecs.
» Là, il devint l’ami intime, le frère d’un noble baron de la cour, qui avait, sur les confins de la Serbie, un château situé dans un site agréable, et entouré de fortes murailles. Celui dont je parle se nommait Argée. Il était l’époux de cette femme inique, et il l’aimait tellement, qu’il avait dépassé les bornes qui convenaient à un homme aussi digne que lui.
» Mais celle-ci, plus légère que la feuille que l’automne a privée de sa sève et que le vent glacé fait tomber des arbres et chasse avec fureur devant lui, ne tarda pas à oublier l’affection qu’elle avait eue pendant quelque temps pour son mari. Elle tourna toutes ses pensées, tous ses désirs vers mon frère, dont elle voulut faire son amant.
» Mais l’Acrocéron, au nom maudit [82], résiste moins à l’impétuosité des flots; le pin dont la ramure s’est renouvelée plus de cent fois, et qui montre sa tête au-dessus des rochers alpestres aussi haut que ses racines sont profondes sous terre, résiste moins durement au souffle de Borée, que mon frère n’opposa de résistance aux prières de cette femme, réceptacle de tous les vices, de toutes les infamies.
» Or, comme il arrive souvent à un chevalier plein d’ardeur qui cherche une querelle et qui la trouve, mon frère fut blessé dans une aventure qui lui arriva près du château de son ami. Comme il avait l’habitude d’y venir sans y être invité, qu’Argée y fût ou n’y fût pas, il s’y fit porter, afin de s’y reposer jusqu’à ce qu’il fût guéri de sa blessure.
» Pendant qu’il était étendu sur son lit de douleur, Argée fut obligé de s’absenter pour une certaine affaire. Aussitôt, cette effrontée vint tenter mon frère, selon son habitude. Mais ce fidèle ami ne put supporter plus longtemps d’avoir à ses côtés une si dangereuse tentation. Afin de garder entière la foi qu’il devait à son ami, de deux maux il choisit celui qui lui parut le moindre.
» Parmi tous les malheurs qui pourraient lui arriver, il lui sembla que le moindre était de quitter la demeure hospitalière d’Argée, et de s’en aller si loin que cette femme inique n’entendît même plus prononcer son nom. Bien que ce parti lui semblât dur, il était préférable et plus honnête d’agir ainsi, que de satisfaire une passion indigne, ou d’accuser une femme près d’un mari qui l’aimait plus que son propre cœur.
» Encore souffrant de ses blessures, il revêtit ses armes et quitta le château, avec la ferme résolution de ne plus jamais revenir en ces lieux. Mais à quoi cela lui servit-il? La fortune, par une nouvelle complication, rendit sa défense vaine et inutile. Le mari, de retour en son château, trouve sa femme dans les larmes,