» Échevelée, la face couverte de rougeur. Il lui demande la cause d’un tel trouble. Avant de répondre, elle se fait plus d’une fois prier, cherchant pendant ce temps comment elle pourra se venger de celui qui l’a abandonnée. Soudain, dans son esprit mobile, elle sent son amour se changer en haine.
» “Hélas! – dit-elle enfin – comment pourrais-je, seigneur, cacher la faute que j’ai commise en ton absence? Et quand bien même je parviendrais à la cacher à tout le monde, comment pourrais-je la cacher à ma conscience? Mon âme qui sent toute l’ignominie de son crime, porte en elle-même un châtiment bien au-dessus de toutes les peines corporelles qu’on pourrait m’infliger pour me punir de ma faute.
» ”Mais la faute n’est-elle pas plutôt à qui m’a fait violence? Donc, quelque honteux que ce soit, apprends-le; puis avec ton épée, arrache de mon corps souillé, mon âme blanche et immaculée, et ferme pour jamais mes yeux à la lumière, afin que, après un tel affront, je ne sois pas obligée de les tenir constamment baissés et de rougir devant tous.
» ”Ton ami m’a ravi l’honneur; il a violé mon corps par la force, et dans la crainte que je ne te raconte tout, le misérable est parti sans prendre congé de toi.” Par ce récit, elle rend odieux à son mari celui qu’il aimait plus que tout autre; Argée la croit; sans vouloir plus rien entendre, il saisit ses armes et court se venger.
» Comme il connaissait le pays, il rejoignit bientôt mon frère qui, malade et chagrin, s’en allait paisiblement et sans aucun soupçon. Il l’atteint dans un endroit désert, et aussitôt il l’attaque pour se venger sans retard. Sans écouter les raisons de mon frère, Argée veut se battre avec lui.
» L’un était bien portant, et plein d’une haine nouvelle, l’autre malade et conservant toujours son ancienne amitié, de sorte que mon frère avait un désavantage marqué contre son compagnon devenu son ennemi. Aussi Filandre – c’est ainsi que s’appelait le malheureux jeune homme – bien qu’il ne méritât point un pareil sort, ne put soutenir une telle lutte, et fut fait prisonnier.
» “À Dieu ne plaise – lui dit Argée – que ma juste fureur et ton indigne conduite me poussent jusqu’à me couvrir du sang de celui que j’ai aimé. Toi aussi, tu m’as aimé, bien qu’à la fin tu me l’aies mal montré. Cependant je veux faire voir à tous que, dans ma vengeance comme dans l’amitié, je suis meilleur que toi.
» ”Je punirai ton crime autrement qu’en souillant mes mains de ton sang.” Ainsi disant, il fit placer sur un cheval un brancard de vertes branches, et l’on rapporta mon frère quasi mort dans le château, où, bien qu’innocent, il fut condamné à rester éternellement prisonnier.
» Rien ne lui manquait cependant, si ce n’est la liberté de s’en aller. Pour tout le reste, on obéissait à ses ordres, comme s’il eût été libre. Mais cette infâme n’avait pas renoncé à ses projets. Presque chaque jour elle descendait à la prison dont elle avait les clefs et qu’elle pouvait ouvrir à sa fantaisie.
» Elle renouvelait sans cesse ses tentatives auprès de mon frère, et toujours avec une audace plus grande. “À quoi te sert ta fidélité – lui disait-elle – puisque chacun te croit perfide? Quel glorieux triomphe, quel prix en retires-tu? Quel mérite t’en revient-il, puisque chacun te jette l’injure comme à un traître?
» “Si tu m’avais accordé ce que je veux de toi, ton honneur n’eût pas été atteint. Supporte maintenant l’éclatante récompense de ta rigueur obstinée. Tu es en prison; n’espère pas en sortir, à moins que tu ne consentes à adoucir tes premiers refus. Dès que tu auras satisfait à mes désirs, je te ferai rendre la liberté et l’honneur.”
» “Non, non – dit Filandre – n’espère pas me rendre jamais infidèle à l’amitié, quand bien même je ne devrais en retirer, contre toute justice, que la récompense la plus dure, quand bien même le monde me traiterait d’infâme. Il suffit qu’aux yeux de celui qui voit tout, et peut m’accorder en échange une grâce éternelle, mon innocence apparaisse dans toute sa clarté.
» ”Si ce n’est pas assez pour Argée de me retenir prisonnier, qu’il m’arrache une vie qui me pèse. Le ciel ne me refusera sans doute pas la récompense d’une conduite méconnue sur la terre. Peut-être Argée, qui se croit outragé par moi, s’apercevra-t-il, quand mon âme aura quitté ce monde, de son injustice à mon égard, et pleurera-t-il son fidèle compagnon mort.”
» C’est ainsi que cette femme éhontée renouvelle plusieurs fois ses tentatives auprès de Filandre, et toujours sans résultat. Mais, dans son désir aveugle, elle ne renonce pas à assouvir son criminel amour; elle fait appel à toute la scélératesse de son esprit plein de vices, et roule mille pensées avant de s’arrêter à aucune.
» Elle resta six mois sans mettre les pieds dans la prison comme elle faisait auparavant, de sorte que le malheureux Filandre put espérer et croire qu’elle avait renoncé à son amour pour lui. Mais voici que la fortune, propice au mal, vint donner à cette scélérate l’occasion de satisfaire son appétit désordonné par un moyen épouvantable.
» Il existait une vieille inimitié entre son mari et un baron nommé Morand le Beau, qui, pendant les absences d’Argée, poussait la hardiesse jusqu’à faire des excursions jusqu’au château. Mais, quand il savait qu’Argée s’y trouvait, il n’osait s’en approcher à plus de dix milles. Argée, pour l’attirer dans un piège, fit annoncer qu’il partait pour accomplir un voeu à Jérusalem.
» Il annonça qu’il partait, et partit en effet à la vue de tous et après avoir fait publier partout son départ. Personne, hormis sa femme, ne connaissait son dessein, car il se fiait à elle seule. Il ne revenait au château que pendant la nuit, à la faveur des ténèbres; puis, à l’aurore, il sortait sous un déguisement, sans être vu de personne.
» Il s’en allait de côtés et d’autres, autour de son château, pour voir si le crédule Morand y viendrait, selon son habitude. Il se tenait caché dans la forêt, et quand il voyait le soleil se coucher dans la mer, il revenait au château, où son infidèle épouse l’introduisait par une porte secrète.
» Chacun, excepté l’indigne épouse, croyait Argée bien loin. Choisissant le moment opportun, elle va trouver mon frère, auprès duquel elle emploie un nouveau moyen. Un déluge de larmes s’échappe de ses yeux, car elle pleurait à volonté: “Où pourrai-je – disait-elle – trouver aide, afin que mon honneur ne soit pas entièrement perdu,
» ”Et avec le mien celui de mon mari? Si ce dernier était ici, je n’aurais nulle crainte. Tu connais Morand; tu sais qu’il ne craint, en l’absence d’Argée, ni les hommes, ni les dieux. Par ses prières, par ses menaces, il fait les plus grands efforts pour corrompre mes gens, afin de m’amener à satisfaire ses désirs, et je ne sais si je pourrai m’en défendre.
» ”Maintenant qu’il connaît le départ de mon mari, et qu’il sait qu’il sera longtemps sans revenir, il a eu l’audace de pénétrer dans le château sans même chercher d’autre excuse, d’autre prétexte. Si mon seigneur s’y fût trouvé, non seulement il n’aurait pas eu cette hardiesse, mais il se serait, par Dieu, gardé d’approcher à plus de trois milles de ces murs.