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» ”Ce qu’il m’avait fait autrefois demander par ses messagers, il me l’a demandé aujourd’hui en face, et de telle façon que j’ai été sur le point d’avoir en même temps le déshonneur et la honte. Si je n’avais employé de douces paroles, et si je n’avais feint de vouloir me rendre à ses désirs, il m’aurait prise de force, tandis qu’il espère maintenant, grâce à ma promesse, m’avoir de bonne volonté.

» ”Je le lui ai promis, non que je sois dans l’intention de le satisfaire – car, fait par crainte, le contrat est nul – mais pour éviter qu’il ne me prît de force. Telle est ma situation. Toi seul peux me venir en aide; sinon l’honneur me sera ravi, et en même temps, celui de mon cher Argée, que tu m’as dit avoir à cœur autant et même plus que le tien propre.

» ”Si tu refuses de m’aider, je dirai que la fidélité dont tu te vantes n’est qu’un vain mot, mais que c’est uniquement par cruauté que tu as méprisé si souvent mes prières et mes larmes, et non par respect pour Argée, bien que tu m’aies toujours opposé ce motif. La chose serait restée secrète entre nous; mais aujourd’hui, mon infamie sera connue de tous.”

» “Il n’est pas besoin – dit Filandre – de tant de paroles pour que je sois prêt à me dévouer pour Argée. Tu peux me raconter ce que tu voudras; ce que j’ai toujours été, je veux l’être à jamais; et bien que je n’en aie reçu que du mal, je n’en accuse point Argée. Je suis prêt à mourir encore pour lui, dussé-je lutter contre le monde entier et courir à ma perte.”

» L’impitoyable femme répondit: “Je veux que tu immoles celui qui cherche à nous déshonorer. Ne crains pas qu’il t’en arrive aucun mal, car je te fournirai un moyen sûr d’accomplir cet acte. Il doit revenir près de moi vers la troisième heure, au moment où la nuit est la plus obscure, et dès que je lui aurai fait un signal convenu pour l’avertir que personne ne pourra le voir entrer.

» ”Il ne t’en coûtera pas beaucoup de te cacher auparavant dans ma chambre où il n’y aura pas de lumière, et d’y attendre que je lui aie fait quitter ses armes, et que je te le conduise presque nu à la portée de ta main.” Ainsi l’épouse avait résolu de conduire elle-même son mari dans la tombe, si on peut donner le nom d’épouse à cette créature plus cruelle et plus félone qu’une Furie de l’enfer.

» La nuit néfaste venue, elle fait sortir mon frère de sa prison, lui place une épée dans la main, et le tient dans sa chambre, en pleine obscurité, jusqu’à ce que le malheureux châtelain revienne. Tout se passe comme elle l’a prévu, car les mauvais desseins échouent rarement. Filandre frappe le bon Argée, croyant que c’était Morand.

» D’un seul coup il lui fend la tête et le cou, car il était sans casque. Argée, sans faire un mouvement, trouve une fin si amère à sa misérable vie, et il tombe sous les coups de celui qui était loin de se douter de son action, et qui ne s’en serait jamais douté. Ô chose étrange! c’est en voulant le servir, qu’il fait à son ami ce qu’on fait à peine d’ordinaire à son ennemi le plus mortel.

» Après qu’il a vu tomber celui qu’il n’a pas reconnu pour Argée, mon frère rend l’épée à Gabrine – c’est le nom de cette infâme, venue uniquement au monde pour trahir quiconque lui tombe sous la main. – Celle-ci, qui jusqu’à ce moment lui a caché la vérité, lui met un flambeau à la main, et lui fait voir que celui qu’il a tué est son ami Argée.

» Puis elle le menace, s’il ne consent pas à satisfaire l’amoureux désir qu’elle couve depuis si longtemps, de faire connaître à tous ce qu’il vient de faire et ce qu’il ne peut contredire. Elle le livrera à une mort honteuse, comme assassin et traître. Elle ajoute que s’il tient peu à la vie, il doit tenir au moins à l’honneur.

» Filandre, en s’apercevant de son erreur, reste stupéfait de douleur et de crainte. Dans le premier moment de fureur, il veut tuer Gabrine; il est un moment sur le point, à défaut d’autres armes, de la déchirer avec les dents; mais la raison l’arrête.

» De même que le navire, fouetté en pleine mer par deux vents contraires, dont l’un le pousse en avant et l’autre le ramène à son point de départ, tourne sur lui-même jusqu’à ce que le plus puissant des deux l’entraîne enfin, ainsi Filandre, agité par deux pensées qui se combattent dans son esprit, prend le parti le moins dangereux.

» La raison lui montre le grand péril qu’il court si le meurtre vient à être connu dans le château. Outre la mort, c’est le déshonneur qui l’attend. Sa résolution est enfin prise; qu’il le veuille ou non, il est forcé de boire l’amer calice; la crainte l’emporte sur l’obstination dans son cœur désolé.

» Par crainte du supplice infâme, il promet à Gabrine qu’il fera tout ce qu’elle veut, s’ils peuvent s’échapper en sûreté de ces lieux. Ainsi l’implacable femme cueillit de force le fruit de son désir; puis tous deux abandonnèrent ces murs, et Filandre revint parmi nous, laissant en Grèce un souvenir infamant et honteux.

» Il emportait dans son cœur l’image de l’ami qu’il avait si sottement tué pour satisfaire, à son grand désespoir, la passion impie d’une Prognée cruelle, d’une Médée. Si la foi de son serment ne l’eût point retenu sous un grand et dur frein, il l’aurait mise à mort. Mais sa haine pour elle s’augmenta encore si c’était possible.

» Jamais, depuis cette époque, on ne le vit sourire; toutes ses paroles étaient tristes, et de sa poitrine oppressée ne s’échappaient jamais que de profonds soupirs. Il était devenu un nouvel Oreste, poursuivi, après le meurtre de sa mère et d’Égisthe, par les Furies vengeresses. Cette douleur incessante finit par le rendre malade et par le clouer sur son lit.

» Alors, cette courtisane, voyant combien elle était détestée de lui, changea la flamme naguère intense de son amour en haine, en colère ardente, enragée. Non moins furieuse contre mon frère qu’autrefois contre Argée, la scélérate prit ses mesures pour faire disparaître de ce monde ce second mari, comme elle avait fait du premier.

» Elle alla trouver un médecin plein de perfidie; propre à semblable besogne, et qui savait mieux tuer les gens à l’aide du poison, que guérir les malades à l’aide de cordiaux. Elle lui promit de lui donner bien plus que ce qu’il lui demanda, après qu’il aurait, au moyen d’une potion mortifère, fait disparaître son maître de devant ses yeux.

» Déjà l’infâme vieillard, en ma présence et devant plusieurs autres personnes, s’approchait du lit, le poison à la main, disant que c’était une potion excellente pour remettre mon frère en bonne santé; mais Gabrine, avant que le malade n’eût bu, soit qu’elle voulût se débarrasser d’un complice, soit pour ne pas lui payer ce qu’elle lui avait promis,

» Lui prit la main, au moment où il présentait la tasse où était contenu le poison, en disant: “Ne te fâche point si je crains pour celui que j’ai tant aimé. Je veux être certaine que tu ne lui donnes pas une boisson malfaisante ou empoisonnée. Tu ne lui donneras donc pas ce breuvage avant d’en avoir fait toi-même l’essai.”

» Tu penses, seigneur, si le misérable vieillard dut être troublé. Il n’a pas le temps de se reconnaître ni d’imaginer un autre moyen, et pour ne pas donner de soupçons, il goûte sur-le-champ au breuvage. Alors le malade boit avec confiance le reste qui lui est offert.