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» Et il frappe tantôt Gradasse, tantôt Roger, au front, à la poitrine, au dos, et il rend les coups de ceux-ci toujours inutiles, car il est si preste qu’on le voit à peine. Il va, décrivant de vastes cercles, et quand il semble menacer l’un des deux guerriers, il frappe l’autre. À tous les deux il éblouit tellement les yeux, qu’ils ne peuvent plus voir d’où il les attaque.

» Entre les deux guerriers à terre et celui qui était en l’air, la bataille dura jusqu’à cette heure qui, déployant sur le monde un voile obscur, décolore toutes les belles choses. Cela fut comme je dis, et je n’y ajoute pas un poil. Je l’ai vu, je le sais, et je n’ose pas encore le raconter à autrui, car cette merveille ressemble plutôt à une fable qu’à la vérité.

» Le chevalier aérien avait au bras un écu recouvert d’une belle étoffe de soie. Je ne sais pourquoi il avait tant persisté à le tenir caché sous cette étoffe, car aussitôt qu’il le montre à découvert, force est à qui le regarde de rester ébloui, de tomber comme un corps mort tombe, et de rester ainsi au pouvoir du nécromant.

» L’écu brille comme un rubis, et aucune autre lumière n’est si resplendissante. Devant son éclat, les deux guerriers furent forcés de tomber à terre, les yeux éblouis et sans connaissance. Je perdis longuement mes sens, moi aussi, et après un grand espace de temps, je revins enfin à moi. Je ne vis plus ni les guerriers, ni le nain, mais le champ de bataille vide, et le mont et la plaine plongés dans l’obscurité.

» Je pensai alors que l’enchanteur les avait tous les deux surpris par la puissance de son fulgurant écu, et leur avait enlevé la liberté et à moi l’espérance. Aussi, à ce lieu qui renfermait mon cœur, je dis en partant un suprême adieu. Maintenant, jugez si les autres peines amères dont Amour est cause peuvent se comparer à la mienne.»

Le chevalier retomba dans sa première douleur, dès qu’il en eut raconté la cause. C’était le comte Pinabel, fils d’Anselme d’Hauterive, de Mayence. Parmi sa scélérate famille, il ne voulut pas être seul loyal ni courtois; au contraire, en vices abominables et grossiers non seulement il égala, mais il passa tous les siens.

La belle dame avec diverses marques d’attention écouta le Mayençais. Lorsqu’il fut pour la première fois parlé de Roger, elle se montra sur son visage plus que jamais joyeuse. Mais, quand ensuite elle apprit qu’il était prisonnier, elle fut toute troublée d’amoureuse pitié. Elle ne put même se retenir de lui faire répéter une ou deux fois ses explications.

Et lorsqu’à la fin elles lui parurent assez claires, elle dit: «Chevalier, tranquillise-toi, car ma venue peut-être pourra t’être chère, et ce jour te paraître heureux. Mais allons vite vers cette demeure avare qui tient caché si riche trésor. Et cette fatigue ne sera pas vaine, si la fortune ne m’est pas trop ennemie.»

Le chevalier répondit: «Tu veux que je passe de nouveau les monts et que je te montre le chemin. Il ne m’en coûte pas beaucoup de perdre mes pas, ayant perdu ce qui faisait tout mon bien. Mais toi, à travers les précipices et les rochers écroulés, tu cherches à entrer en prison! qu’il en soit ainsi. Tu n’auras pas à t’en prendre à moi, puisque je te le prédis, et que cependant tu veux y aller.»

Ainsi dit-il, et il retourne à son destrier, et se fait le guide de cette guerrière pleine d’ardeur à affronter les périls pour Roger, et qui ne pense qu’à être à son tour faite prisonnière par le magicien, ou à le tuer. Sur ces entrefaites, voici derrière ses épaules un messager qui, à toute voix, lui crie: Attends, attends! Ce messager, c’était celui duquel le Circassien apprit le nom de celle qui l’avait étendu sur l’herbe.

À Bradamante il apporte la nouvelle que Montpellier et Narbonne ont levé les étendards de Castille, ainsi que tout le littoral d’Aigues-Mortes, et que Marseille, privée de celle qui devait la défendre, s’inquiète et, par ce message, lui demande conseil et secours, et se recommande à elle.

Cette cité, et le pays tout autour à plusieurs milles, c’est-à-dire celui qui est compris entre le Var, le Rhône et la mer, l’empereur les avait donnés à la fille du duc Aymon, dans laquelle il avait espoir et confiance, car il avait coutume de s’émerveiller de sa bravoure, quand il la voyait combattre dans les joutes. Or, comme j’ai dit, pour demander aide, ce message lui est venu de Marseille.

Entre le oui et le non, la jeune fille est en suspens. À retourner elle hésite un peu; d’un côté l’honneur et le devoir la pressent, de l’autre le feu de l’amour l’excite. Elle se décide enfin à poursuivre son premier projet et à tirer Roger de ce lieu enchanté, et, si son courage ne peut accomplir une telle entreprise, à rester au moins prisonnière avec lui.

Et elle fait au messager de telles excuses, qu’il en demeure tranquillisé et content. Puis elle tourne la bride et reprend son voyage avec Pinabel qui n’en semble pas joyeux, car il sait maintenant que celle-ci appartient à cette race qu’il hait tant en public et en secret. Et déjà il prévoit pour lui de futures angoisses, si elle le reconnaît pour un Mayençais.

Entre la maison de Mayence et celle de Clermont, existaient une haine antique et une inimitié intense. Plusieurs fois elles s’étaient heurtées du front et avaient répandu leur sang à grands flots. C’est pourquoi le perfide comte songe en son cœur à trahir l’imprudente jeune fille, ou, à la première occasion qui s’offrira, à la laisser seule et à prendre une autre route.

Et il a l’esprit si occupé par la haine natale, le doute et la peur, que, sans s’en apercevoir, il sort de son chemin et se retrouve dans une forêt obscure, au milieu de laquelle se dressait une montagne dont la cime dénudée était terminée par un dur rocher; et la fille du duc de Dordogne est toujours sur ses pas et ne le quitte point.

Dès que le Mayençais se voit dans le bois, il pense à se débarrasser de la dame. Il dit: «Avant que le ciel devienne plus sombre, il vaut mieux nous diriger vers un logement; par delà cette montagne, si je la reconnais bien, s’élève un riche château au fond de la vallée. Toi, attends ici; du haut du rocher nu, je veux m’en assurer de mes yeux.»

Ainsi disant, vers la plus haute cime du mont solitaire il pousse son destrier, regardant s’il n’aperçoit aucun chemin qui puisse le soustraire aux recherches de Bradamante. Tout à coup il trouve dans le rocher une caverne de plus de trente brasses de profondeur. Le rocher, taillé à coups de ciseau, descend jusqu’au fond à droite, et une porte est au bas.

Dans le fond, il y avait une porte ample et vaste qui, dans une cavité plus grande, donnait entrée. Au dehors s’en échappait une splendeur, comme si un flambeau eût brûlé au milieu de la montagne creuse. Pendant que le félon surpris se tient en cet endroit sans dire mot, la dame qui de loin le suivait, – car elle craignait de perdre ses traces, – le rejoint à la caverne.

Quand il voit arriver celle que d’abord il avait en vain résolu d’abandonner ou de faire périr, il imagine un autre projet. Il se porte à sa rencontre et la fait monter à l’endroit où la montagne était percée et venait à manquer. Et il lui dit qu’il avait vu au fond une damoiselle au visage agréable,

Qui, par sa belle prestance et par ses riches vêtements, semblait ne pas être de basse condition; mais elle montrait, par son trouble et son chagrin, autant qu’elle le pouvait, qu’elle était enfermée contre son gré. Pour savoir à quoi s’en tenir sur sa situation, il avait déjà commencé à entrer dans la caverne, lorsque quelqu’un, sorti de la grotte intérieure, l’y avait fait rentrer avec fureur.