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Pendant qu’il s’en allait, roulant ces pensées, il arriva dans un lieu où il trouva l’occasion de mettre à exécution le projet qu’il méditait. Il rencontra à l’improviste sur sa route un puits profond où les troupeaux venaient se rafraîchir, au moment de la grosse chaleur, dans un abreuvoir plein d’eau. Roger dit: «Maintenant, écu maudit, je vais prendre mes mesures pour que tu ne me fasses plus jamais honte.

» Je vais me séparer pour toujours de toi; et ce sera le dernier blâme que tu m’auras attiré en ce monde.» Ainsi disant, il descend de cheval, prend une grosse et lourde pierre, l’attache à l’écu, et les jette tous les deux au fond du puits. «Que ma honte – dit-il – soit ensevelie avec toi et pour toujours.»

Le puits était profond et plein d’eau jusqu’à son ouverture; l’écu était lourd, lourde était la pierre; tous deux ne s’arrêtèrent qu’au fond; au-dessus d’eux, se referma l’eau molle et douce. La renommée ne laissa pas cette noble action ignorée; elle la divulgua rapidement; sonnant dans son cor, elle en répandit la nouvelle en France, en Espagne et dans tous les pays environnants.

Le bruit de cette étrange aventure étant parvenu dans tous les coins de l’univers, un grand nombre de chevaliers, venus des contrées voisines ou éloignées, se mirent à la recherche de l’écu. Mais ils ne savaient où était située la forêt dans laquelle se trouvait le puits qui renfermait l’écu magique, car la dame qui avait divulgué la belle action de Roger, ne voulut jamais indiquer le pays ni le lieu.

Roger en s’éloignant du château où il avait vaincu avec si peu d’efforts, et où il avait renversé les quatre redoutables champions de Pinabel comme des hommes de paille, avait emporté l’écu. À peine la lumière qui éblouit les yeux et anéantit les sens eut-elle disparu, que tous ceux qui gisaient comme morts se relevèrent remplis d’étonnement.

Pendant tout le jour, il ne fut question entre eux que de cette étrange aventure. Ils cherchaient à s’expliquer comment l’horrible lumière avait pu les terrasser tous. Sur ces entrefaites, on vient les avertir que Pinabel est mort, mais qu’on ne sait pas par qui il a été tué.

L’impétueuse Bradamante avait fini par atteindre Pinabel dans un étroit défilé. Elle lui avait plongé à cent reprises son épée dans le flanc et dans le cœur. Puis, après avoir purgé le monde de cette pourriture qui avait infecté tout le pays, elle avait tourné le dos au bois témoin de sa vengeance, emmenant avec elle le destrier que le félon lui avait autrefois dérobé.

Elle voulut retourner à l’endroit où elle avait laissé Roger, mais elle ne sut pas retrouver son chemin. Franchissant les vallons et les montagnes, elle chercha quasi par toute la contrée. La fortune cruelle ne lui permit pas de trouver la route qui l’eût conduite vers Roger. Que celui qui prend plaisir à mon histoire, attende l’autre chant pour en entendre la suite.

Chant XXIII

ARGUMENT. – Bradamante fait la rencontre d’Astolphe qui lui confie Rabican et part sur l’hippogriffe. Bradamante va à Montauban, et croyant que Roger est à Vallombreuse, elle lui envoie, par une de ses damoiselles, Frontin richement harnaché. En chemin, la damoiselle trouve Rodomont qui lui enlève le cheval. – Zerbin et Gabrine arrivent à Hauterive, château des comtes de Poitiers, où la méchante vieille accuse Zerbin du meurtre de Pinabel. L’innocent chevalier est condamné à mourir. Arrive Roland avec Isabelle; il délivre Zerbin et lui rend son amante. Survient Mandricard avec Doralice. Le paladin combat contre le païen; le combat est interrompu par un accident. Mandricard est emporté loin de là par son cheval, et Roland arrive à l’endroit où ont demeuré Angélique et Médor; c’est là qu’il commence à perdre la raison.

Que chacun s’efforce de rendre service à son prochain; il est rare qu’une bonne action reste sans récompense, et si cela arrive, du moins il ne peut en résulter ni mort, ni dommage, ni honte. Celui qui fait du mal à autrui, tôt ou tard paye sa dette, car on ne l’oublie point. Le proverbe dit que les hommes finissent la plupart du temps par se rencontrer, et que les montagnes seules ne bougent pas.

Voyez ce qui arriva à Pinabel pour s’être comporté d’une façon inique: il finit par recevoir le juste châtiment de sa perversité, et Dieu qui, le plus souvent, ne peut consentir à voir souffrir à tort un innocent, sauva la dame, de même qu’il sauvera tous ceux qui vivent exempts de félonie.

Pinabel pensait avoir mis naguère cette damoiselle à mort, et la croyait profondément ensevelie; il ne s’attendait pas à la revoir jamais, et encore moins à recevoir d’elle le prix de ses crimes. Il ne lui servit de rien non plus de se tenir enfermé dans le château de son père, à Hauterive, situé près du territoire de Poitiers, au milieu de montagnes sauvages.

Le vieux comte Anselme tenait ce castel d’Hauterive; c’était de lui que sortait ce traître qui, pour échapper à la vengeance des Clermont, n’eut pas même le secours d’une main amie. Bradamante, au pied d’une montagne, lui arracha sans peine son indigne vie, car il ne sut se défendre qu’en poussant des cris de terreur et en demandant merci.

Dès qu’elle eut donné la mort au faux chevalier qui avait naguère essayé de la tuer elle-même, elle voulut retourner là où elle avait laissé Roger. Mais son destin contraire ne le lui permit pas, et la poussa par un sentier qui la conduisit dans la partie la plus épaisse, la plus sauvage et la plus solitaire du bois, au moment où le soleil laissait le monde plongé dans les ténèbres.

Ne sachant où elle pourrait passer la nuit ailleurs, elle s’arrête en cet endroit, sous la feuillée et sur l’herbe nouvelle, jusqu’à ce que le jour revienne, tantôt dormant, tantôt contemplant Saturne ou Jupiter, Vénus ou Mars et les autres divinités errantes dans le ciel. Mais qu’elle veille ou qu’elle dorme, elle voit toujours en son esprit Roger présent à ses côtés.

Parfois elle pousse de profonds soupirs de regrets et de douleur, en songeant que chez elle la colère l’a emporté sur l’amour. «La colère, – disait-elle, – m’a séparée de mon amant. Si, du moins, j’avais su marquer ma route, j’aurais pu retourner à l’endroit d’où j’étais venue, après avoir accompli mon entreprise vengeresse. Mais ma mémoire et mes yeux m’ont fait défaut.»

Elle se dit cela, et d’autres choses encore; ses pensées tumultueuses se pressent en foule dans son cœur, et ses soupirs et ses larmes forment une tempête de douleur. Après une longue attente, elle voit enfin poindre à l’orient l’aurore désirée; elle prend son destrier, qui paissait aux alentours, et elle marche à l’opposé du soleil.

Au bout de quelques pas elle sort du bois, à l’endroit même où s’élevait auparavant le château où, pendant tant de jours, le méchant magicien l’avait tenue dans une erreur si grande. Là, elle trouve Astolphe, qui avait enfin réussi à trouver une bride pour l’hippogriffe, et qui était fort en peine de Rabican, ne sachant à qui le confier.

Le hasard fait que le paladin a ôté son casque, de sorte qu’à peine sortie de la forêt, Bradamante reconnaît son cousin. Elle le salue de loin, et court à lui avec de grandes marques de joie, et l’embrasse dès qu’elle est plus près de lui; puis elle se nomme, et, levant sa visière, elle fait voir clairement qui elle est.

Astolphe ne pouvait mieux confier Rabican qu’à la fille du duc de Dordogne, car il était certain qu’elle en aurait grand soin et qu’elle le lui rendrait aussitôt qu’il serait de retour. Il lui sembla que c’était Dieu qui la lui envoyait. Il la revoyait toujours avec plaisir, mais le besoin qu’il en avait lui fit trouver cette rencontre encore plus agréable.