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Vers le milieu du jour, sur le penchant d’une montagne, et dans un sentier étroit et malaisé, elle rencontre Rodomont, tout armé, qui suivait à pied un tout petit nain. Le Maure lève sur elle un front hautain et blasphème toute la hiérarchie des dieux, de ce qu’un si beau destrier, si bien caparaçonné, ne se trouve pas entre les mains d’un chevalier.

Il avait juré d’enlever de force le premier cheval qu’il rencontrerait sur sa route. Or celui-ci est le premier qu’il ait rencontré, et il se trouve justement qu’il n’en a jamais vu de plus beau. Mais l’enlever à une damoiselle lui semble une félonie; pourtant il brûle de l’avoir. Il hésite; il le regarde, il le contemple et s’écrie: «Ah! pourquoi son maître n’est-il pas avec lui?»

«S’il y était, – réplique Hippalque, – il te ferait peut-être changer d’idée. Ce cheval appartient à quelqu’un qui vaut mieux que toi, à un guerrier qui n’a point son pareil au monde.» «Quel est donc celui qui dépasse ainsi tous les autres en valeur?» dit le Maure. «C’est Roger» lui répond-elle. Alors Rodomont: «Je veux ce destrier, puisque c’est à Roger, à un tel champion que je le prends.

» S’il est vrai, comme tu le dis, qu’il soit si fort, et qu’il l’emporte en vaillance sur tous les autres, ce n’est pas seulement le cheval, mais la voiture que je devrai lui rendre et dont je lui payerai le prix selon sa convenance. Tu peux lui dire que je suis Rodomont, et que, s’il veut en venir aux mains avec moi, il me trouvera; partout où je vais, partout où je demeure, l’éclat de mon nom me fait assez reconnaître.

» Partout où je vais, il reste de mon passage de telles traces, que la foudre n’en laisse pas de plus grandes après elle.» Ainsi disant, il avait saisi les rênes dorées du coursier. Il saute sur son dos, et laisse Hippalque tout en larmes et défaillante de douleur. Elle menace Rodomont et lui fait honte; mais il ne l’écoute pas, et gravit la montagne.

Il suit le chemin par lequel le nain le conduit à la recherche de Mandricard et de Doralice. Hippalque le suit de loin, l’accablant de malédictions et de menaces. On verra plus loin ce qu’il advint de cela. Turpin, qui a écrit toute cette histoire, fait ici une digression pour retourner à l’endroit où le Mayençais avait été mis à mort.

La fille d’Aymon vient à peine de quitter ces lieux, que Zerbin y arrive par un autre sentier, accompagné de la méchante vieille. Il voit le corps d’un chevalier étendu au milieu du vallon et ne sait qui ce peut être. Mais, comme il est sensible et courtois, il est ému de pitié à ce triste spectacle.

Pinabel était étendu par terre, perdant son sang par tant de blessures qu’il n’y en aurait pas eu davantage si plus de cent épées se fussent réunies pour lui donner la mort. Le chevalier d’Écosse s’empresse de suivre les traces toutes fraîches, pour tâcher de savoir qui avait commis le meurtre.

Il dit à Gabrine de l’attendre et qu’il reviendra bientôt la retrouver. Celle-ci s’approche du cadavre et l’examine attentivement de tous côtés, pour voir s’il n’a pas sur lui quelque objet précieux dont il serait inutile de laisser plus longtemps un mort se parer. La vieille, parmi tous ses autres vices, était aussi avare qu’une femme peut l’être.

Si elle pouvait dissimuler le vol de pareils objets, elle enlèverait bien la riche soubreveste, ainsi que les belles armes. Mais elle doit se contenter de dérober ce qui peut facilement se cacher, et elle abandonne le reste à regret. Elle choisit, parmi les autres dépouilles, une belle ceinture, et se l’attache autour de la taille, entre ses deux jupons.

Peu après arrive Zerbin. Il a en vain suivi les pas de Bradamante, car le sentier se divise en plusieurs branches qui montent ou descendent. Le jour baisse, et il ne veut pas rester au milieu de ces rochers en pleine obscurité; suivi de la méchante vieille, il se hâte donc de s’éloigner de la funèbre vallée pour chercher un logis.

Près de deux milles plus loin, ils trouvent un grand château appelé Hauterive. Ils s’y arrêtent pour y passer la nuit, qui déjà envahissait le ciel d’un vol rapide. Ils y sont à peine installés, que de tous côtés les lamentations frappent leurs oreilles, et qu’ils voient les pleurs couler de tous les yeux, comme s’il s’agissait d’une catastrophe publique.

Zerbin en demande la cause. On lui dit qu’avis vient d’être donné au comte Anselme que son fils Pinabel a été trouvé étendu sans vie entre deux montagnes, dans un étroit sentier. Zerbin, pour éviter que les soupçons ne se portent sur lui, feint d’apprendre une chose nouvelle et baisse les yeux; mais il pense bien que le cadavre qu’il a trouvé sur sa route doit être celui de Pinabel.

Bientôt arrive le brancard funèbre, à la lueur des torches et des flambeaux. Alors les cris redoublent, les battements de mains retentissent jusqu’aux étoiles, et les larmes coulent plus abondantes des paupières. Mais, plus que tous les autres, le visage du malheureux père dénote un sombre désespoir.

Cependant on apprête de solennelles et pompeuses funérailles, selon l’usage antique que chaque génération voit peu à peu se perdre. Le châtelain fait publier un ban par lequel il promet une riche récompense à celui qui lui fera connaître le meurtrier de son fils. Ce ban interrompt un instant les lamentations du populaire.

De voix en voix, d’une oreille à l’autre, la promesse annoncée par le ban se répand dans toute la contrée. Elle parvient jusqu’à la vieille scélérate qui dépasse en férocité les tigres et les ours. Aussitôt elle saisit cette occasion de perdre Zerbin, soit pour satisfaire sa haine, soit pour montrer que tout sentiment humain est banni de son cœur,

Soit pour gagner la récompense promise. Elle s’en va trouver le malheureux châtelain, et, après un préambule qu’elle tâche de rendre le plus vraisemblable possible, elle lui dit que c’est Zerbin qui a commis le crime. Elle lui montre la belle ceinture que le père infortuné reconnaît sur-le-champ. Après ce témoignage et la déclaration de l’horrible vieille, tout lui paraît clair.

Pleurant, il lève ses mains vers le ciel, et jure que son fils ne restera pas sans vengeance. Il fait cerner l’appartement de son hôte par ses vassaux, qui sont accourus en toute hâte. Zerbin est loin de se croire entouré d’ennemis, et ne s’attend pas au traitement que lui ménage le comte Anselme, qui se croit si outragé par lui; il est plongé dans le premier sommeil lorsqu’on le saisit.

On l’enchaîne, on le plonge dans un cachot ténébreux, et le soleil n’a pas encore reparu que son injuste supplice est déjà ordonné; il est condamné à être écartelé dans le lieu même où a été commis le crime qu’on lui impute. On ne se préoccupe pas d’examiner plus attentivement s’il est coupable ou non; il suffit que le châtelain le croie ainsi.

Le lendemain, dès que la belle aurore vient colorer l’horizon de couleurs blanches, rouges et jaunes, on se dispose à punir Zerbin de son prétendu crime. La populace, aveugle et sanguinaire, l’accompagne hors du château en criant: Qu’il meure! qu’il meure! Toute cette foule va sans ordre, les uns à pied, les autres à cheval. Quant au chevalier d’Écosse, il s’avance la tête basse, lié sur un petit roussin.

Mais Dieu, qui, la plupart du temps, vient en aide aux innocents et n’abandonne jamais celui qui se fie en sa bonté, lui a déjà trouvé un défenseur tel qu’il n’y a plus à craindre de le voir mourir en ce jour. Roland arrive, conduit sur ce chemin par la Providence, afin de sauver Zerbin. Roland aperçoit dans la plaine cette foule qui traîne à la mort le dolent chevalier.