» Mais quand tu m’auras bien vu en face, il te restera encore à satisfaire le second désir qui t’a fait suivre mon chemin, c’est-à-dire à voir si ma valeur répond à cette fière prestance que tu admires tant.» «Maintenant, – dit le païen, – que tu m’as satisfait entièrement sur le premier point, venons au second.»
Cependant le comte examine le païen des pieds à la tête; il regarde à la ceinture, à l’arçon, et n’y voit pendre ni masse d’armes ni épée. Il lui demande de quelle arme il compte se servir, si sa lance vient à se rompre. L’autre lui répond: «Ne t’inquiète point de cela. Avec cette seule lance j’ai déjà fait peur à beaucoup d’autres.
» J’ai juré de ne point ceindre d’épée que je n’aie enlevé Durandal au comte. Je vais, le cherchant par tous les chemins, afin qu’il ait à faire plus d’une pose avec moi. Je l’ai juré, si tu tiens à le savoir, le jour où je plaçai sur mon front ce casque, lequel, ainsi que toutes les autres armes que je porte, ont appartenu à Hector, mort il y déjà mille ans.
» L’épée seule manque à ces bonnes armes. Comment fut-elle dérobée, je ne saurais te le dire. Il paraît que le paladin la possède aujourd’hui, et c’est là ce qui lui donne une si grande audace. Je compte bien, si je puis me mesurer avec lui, lui faire rendre un bien mal acquis. Je le cherche aussi dans le but de venger mon père, le fameux Agrican.
» Roland lui donna traîtreusement la mort; sans cela, je sais bien qu’il n’aurait pu le vaincre.» Le comte ne peut se taire davantage; il s’écrie d’une voix forte: «Toi, et quiconque dit cela, en avez menti. Mais celui que tu cherches, le hasard l’a conduit vers toi. Je suis Roland, et j’ai tué ton père en loyal combat. Voici l’épée que tu cherches aussi. Elle t’appartiendra si tu la mérites par ta vaillance.
» Bien qu’elle m’appartienne à bon droit, je consens à ce qu’elle soit le prix de notre lutte. Mais je ne veux pas que, dans ce combat, elle me serve plus qu’à toi. Je la suspends à cet arbre. Tu pourras la prendre librement, s’il advient que tu me tues ou que tu me fasses prisonnier.» Ainsi disant, il prend Durandal et la suspend à un arbre, au milieu du chemin.
Ils s’éloignent à une demi-portée de flèche, poussent leurs destriers l’un contre l’autre, en leur lâchant les rênes, et se frappent tous deux, en pleine visière, d’un coup terrible. Les lances se rompent et volent en mille éclats vers le ciel.
Les deux lances sont forcées de se rompre, car les cavaliers ne veulent plier ni l’un ni l’autre, et reviennent au combat avec les tronçons qui sont restés intacts. Les deux adversaires, qui n’ont jamais manié que le fer, font maintenant un terrible usage de leurs tronçons de lance, semblables à deux paysans qui se battent pour la possession d’un ruisseau ou la délimitation d’un pré.
Au quatrième choc, les tronçons mêmes viennent à leur manquer; mais leur colère n’en devient, à l’un comme à l’autre, que plus bouillante. Il ne leur reste pour se frapper que leurs poings. Partout où leurs doigts peuvent s’accrocher, ils ouvrent les cuirasses ou déchirent les mailles. Les lourds marteaux et les fortes tenailles ne feraient pas mieux.
Le Sarrasin cherche comment il pourra terminer à son honneur ce combat acharné; ce serait folie de perdre son temps à se frapper de la sorte, car les coups sont plus douloureux pour celui qui les donne que pour celui qui les reçoit. Ils se saisissent tous les deux corps à corps. Le roi païen serre Roland à la poitrine; il croit l’étouffer comme le fils de Jupiter étouffa jadis Antée.
Il le prend impétueusement de côté, le heurte, l’attire à lui, et son animosité est si grande, qu’il ne prend point garde à la bride de son cheval. Roland, plus maître de lui, en fait son profit et en espère la victoire; il pose doucement la main sur les yeux du cheval de Mandricard et fait tomber la bride.
Le Sarrasin fait tous ses efforts pour étouffer Roland ou pour l’enlever de selle; le comte tient les genoux serrés, et ne plie ni d’un côté ni de l’autre. Enfin, sous les secousses du païen, la sangle de sa selle vient à casser, et Roland tombe à terre sans s’en apercevoir, car il a toujours les pieds aux étriers, et il serre encore la selle avec ses cuisses.
Le comte, en touchant la terre, produit le même bruit que si c’était un trophée d’armes qui serait tombé. Le destrier de Mandricard, qui a la tête libre, et dont la bouche est débarrassée du frein, fuit ventre à terre, à travers les bois et les halliers, poussé deçà et delà, par une terreur aveugle, et emportant son maître.
Doralice, qui voit son compagnon s’éloigner du champ de bataille, craint de rester abandonnée et court derrière lui de toute la vitesse de son roussin. Le païen, furieux, crie après son destrier; il le frappe avec les pieds et avec les mains; comme s’il n’avait point affaire à une bête, il le menace, croyant l’arrêter, mais il ne fait qu’accélérer sa fuite.
La bête, pleine d’épouvante, affolée, court à travers champs, sans regarder devant elle. Déjà elle avait couru plus de trois milles, et elle aurait continué, si un fossé ne se fût rencontré sur son chemin; cheval et cavalier tombent au plus profond, où ils ne trouvent ni litière ni lit de plume. Mandricard éprouve une secousse terrible, mais il ne se rompt point les os.
Enfin le coursier s’arrête; mais son maître ne peut le guider, car il n’a plus de mors. Le Tartare le tient par la crinière, plein de fureur et de colère. Il ne sait quel parti prendre. «Mets-lui la bride de mon palefroi, – lui dit Doralice, – le mien n’est point fougueux, et l’on peut facilement le conduire avec ou sans frein.»
Le Sarrasin regarde comme peu courtois d’accepter l’offre de Doralice; mais, grâce au frein qu’elle lui propose, il pourra poursuivre son chemin et trouver une occasion plus propice. Sur ces entrefaites, ils sont rejoints par la scélérate, l’infâme Gabrine, laquelle, après avoir trahi Zerbin, fuyait comme une louve qui entend venir les chasseurs et les chiens.
Elle avait encore sur elle les vêtements et les riches parures qui avaient été enlevés à la maîtresse de Pinabel et que Marphise lui avait donnés, ainsi que le palefroi de la vicieuse donzelle, qui pouvait compter parmi les meilleurs. La vieille arrive sur le Tartare avant de s’apercevoir de sa présence.
Les vêtements de jeune fille qu’elle porte excitent le rire de la fille de Stordilan et de Mandricard, car ils la font ressembler à une guenon, à un babouin. Le Sarrasin imagine de lui enlever sa bride pour la mettre à son destrier. Le mors enlevé, il effraye le palefroi par ses menaces et ses cris, et le met en fuite.
Le palefroi fuit à travers la forêt, emportant la vieille quasi morte de peur; il franchit les vallées, les collines, les fossés et les ravins, courant à l’aventure, à droite et à gauche. Mais il m’importe trop peu de vous parler de Gabrine, pour que je ne m’occupe plus de Roland, qui a bien vite réparé les dégâts faits à sa selle.
Il remonte sur son destrier, et attend un grand moment que Mandricard revienne. Ne le voyant point reparaître, il se décide à le chercher. Mais, en homme habitué aux manières courtoises, le paladin ne s’éloigne pas avant d’avoir pris congé des deux amants, et d’avoir échangé avec eux de douces et affectueuses paroles.