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Zerbin s’afflige de son départ; la tendre Isabelle verse des larmes; tous deux veulent le suivre. Mais le comte n’y consent pas, bien que leur compagnie lui soit agréable et bonne. La raison qui le fait se séparer d’eux, c’est qu’il n’y a pas d’action plus déshonorante pour un guerrier à la recherche de son ennemi, que de prendre un compagnon qui l’aide et le défende.

Il les prie seulement de dire au Sarrasin, s’ils le rencontrent avant lui, que Roland restera encore trois jours dans les environs, et qu’ensuite il reprendra son chemin pour rejoindre la bannière aux beaux lys d’or et regagner l’armée de Charles. Ainsi, pour peu qu’il le veuille, Mandricard saura où le trouver.

Tous deux promettent de le faire volontiers, ainsi que tout ce qu’il lui plaira de leur commander. Puis les chevaliers suivent chacun des chemins divers, Zerbin d’un côté, le comte Roland de l’autre. Mais, avant de se mettre en route, le comte reprend son épée suspendue à l’arbre, et pousse son destrier du côté où il pense avoir le plus de chances de rencontrer le païen.

La course désordonnée que le cheval du Sarrasin fournit à travers le bois, sans suivre aucun chemin, fait que Roland le cherche en vain pendant deux jours. Il ne peut retrouver ses traces. Enfin il arrive sur le bord d’un ruisseau, au milieu d’un grand pré émaillé de fleurs aux couleurs jeunes et vives, et ombragé par une multitude de beaux arbres.

Là, pendant les chaleurs de midi, les troupeaux et les pasteurs à moitié nus venaient goûter une agréable fraîcheur. Roland, bien qu’il ait sur lui sa cuirasse, son casque et son écu, éprouve comme un frisson. Il s’arrête pour s’y reposer un peu; mais, hélas! une cruelle et terrible déception l’attend dans ce séjour, qui doit être plus funeste que je ne saurais dire, et c’est en un jour de malheur qu’il y est venu.

En regardant tout autour de lui, il voit des inscriptions gravées sur la plupart des arbres qui ombragent cette rive. Dès qu’il y a jeté un peu plus attentivement les yeux, il les reconnaît pour être de la main de sa déesse. C’était en effet un des endroits que j’ai déjà décrits, et où la belle reine du Cathay venait souvent avec Médor, de la chaumière du pasteur située non loin de là.

Il voit les noms d’Angélique et de Médor entrelacés de cent nœuds et en plus de cent endroits. Chaque lettre dont ces noms sont formés est comme un clou avec lequel Amour lui perce et lui déchire le cœur. Il va roulant mille pensées en son esprit, et cherchant à se persuader qu’il se trompe, que c’est une autre qu’Angélique qui a gravé son nom sur l’écorce de ces arbres.

Puis il dit: «Je connais pourtant bien ces caractères; j’en ai tant de fois vu et lu de semblables! Elle a peut-être imaginé ce nom de Médor pour me désigner sous un pseudonyme.» Par ces suppositions si éloignées de la vérité, et cherchant à se tromper lui-même, le malheureux Roland conserve quelque espérance qu’il ne tarde pas à chasser lui-même de son cœur.

Mais plus il cherche à étouffer ce soupçon mauvais, plus il le rallume et plus il le renouvelle, tel que l’imprudent oiseau qui est venu donner dans un filet ou qui s’est posé sur des gluaux, et qui s’embarrasse ou s’englue de plus en plus à mesure qu’il bat des ailes pour se délivrer. Roland arrive à un endroit où la montagne surplombe en forme de grotte au-dessus de la claire fontaine.

Les lierres et les vignes grimpantes en tapissent l’entrée de leurs lianes tordues. C’est là que les deux heureux amants avaient coutume de passer les heures les plus chaudes de la journée, enlacés dans les bras l’un de l’autre. Là, plus que dans aucun autre lieu des environs, se voient leurs noms, à l’intérieur et à l’extérieur, écrits tantôt au charbon, tantôt à la craie, ou gravés avec la pointe d’un couteau.

Le comte, plein de tristesse, met pied à terre en cet endroit, et voit sur l’entrée de la grotte des mots que Médor avait tracés de sa propre main et qui paraissent fraîchement écrits. Le jeune homme avait exprimé dans des vers le grand bonheur qu’il avait goûté dans la grotte. Je pense que ces vers devaient être fort beaux dans sa langue; voici quel était leur sens dans la nôtre:

«Arbres joyeux, vertes herbes, eaux limpides, caverne obscure aux fraîches ombres, où la belle Angélique, fille de Galafron, s’est abandonnée si souvent nue en mes bras, après avoir été vainement aimée par tant d’autres, comment moi, pauvre Médor, pourrai-je vous remercier du bonheur qui m’a été donné ici, autrement qu’en chantant à jamais vos louanges,

» Et qu’en priant tous les amoureux, nobles, chevaliers et damoiselles, ainsi que tous ceux, paysans ou voyageurs, que le hasard ou leur volonté conduira en ces lieux, de vous dire ceci: que les rayons du soleil et de la lune vous soient doux, ô verte prairie, frais ombrages, grotte, ruisseau, arbres touffus; et que le chœur des nymphes vous garde des pasteurs et des troupeaux!»

Ceci était écrit en arabe, que le comte comprenait aussi bien que le latin. Des nombreuses langues qu’il connaissait, c’était celle-là que le paladin possédait le mieux. Cela lui avait permis souvent d’éviter les périls et les outrages, quand il se trouvait au milieu du camp sarrasin; mais il ne se vante plus des bénéfices qu’il en a retirés jadis, car il éprouve maintenant une telle douleur, qu’elle compense bien tous les avantages passés.

Trois, quatre et six fois, l’infortuné relit ces vers, s’efforçant en vain d’y trouver autre chose que ce qui y est écrit; il le voit, au contraire, toujours plus clair et plus compréhensible. À chaque fois, il sent son cœur comprimé dans sa poitrine comme par une main glacée. Enfin il reste les yeux fixés sur le rocher, quoique son esprit en soit bien loin.

Il est près de perdre la raison, tellement il se livre en proie à la douleur. Croyez-en celui qui en a fait l’expérience, cette souffrance surpasse toutes les autres. Le menton sur la poitrine, il courbe un front privé d’audace. Sa douleur est si poignante, qu’il ne peut ni se plaindre ni pleurer.

Sa douleur impétueuse, et qui veut sortir trop vite et toute à la fois, reste concentrée dans son cœur. Ainsi nous voyons l’eau, enfermée dans un vase au large ventre et au col resserré, rester dans le vase quand celui-ci est renversé; le liquide, qui voudrait s’échapper, se presse tellement dans l’étroit goulot, que c’est à peine si elle sort goutte à goutte au dehors.

Roland revient un moment à lui; il pense encore que la chose peut n’être pas vraie; quelqu’un aura sans doute voulu diffamer le nom de sa dame, ou lui inspirer à lui-même une telle dose de jalousie, qu’elle le fasse mourir; il le croit, il le désire, il l’espère. Mais, quoi que ce soit, celui qui l’a fait a bien imité la main d’Angélique.

Cette faible espérance ranime un peu ses esprits et rafraîchit sa pensée. Il remonte sur Bride-d’Or. Déjà le soleil cède la place à sa sœur. Le paladin ne chevauche pas longtemps sans apercevoir la fumée s’échapper des toits, sans entendre aboyer les chiens et mugir les troupeaux. Il arrive dans un village où il se décide à loger.

Il descend nonchalamment de cheval et confie Bride-d’Or aux soins d’un garçon expérimenté. D’autres lui ôtent ses armes, d’autres détachent ses éperons d’or, un autre enfin va fourbir sa cuirasse. C’était justement la chaumière où l’on avait apporté Médor blessé, et où il eut si douce aventure. Roland ne songe qu’à dormir; il ne demande pas à souper; sa douleur le rassasie, et il n’a pas besoin d’autre nourriture.