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Plus il cherche le repos, plus sa peine le travaille. Il voit partout l’odieuse inscription; les murailles, les portes, les fenêtres en sont couvertes; il veut interroger son hôte, mais il retient ses questions, car il craint de rendre trop évidente, trop claire la vérité qu’il s’efforce de voiler, afin d’en moins souffrir.

Mais il ne lui sert de rien de ruser avec lui-même, car, sans qu’il ait rien demandé, il trouve qui lui en parle. Le pasteur, qui le voit accablé de tristesse, et qui voudrait le distraire, lui conte l’histoire des deux amants. C’était un récit qu’il faisait souvent à qui voulait l’entendre et que plusieurs avaient trouvé intéressant. Il commence, sans en être prié, à raconter à Roland

Comment, à la prière de la belle Angélique, il avait transporté dans sa chaumière Médor grièvement blessé; comment elle avait soigné sa blessure et l’avait guérie en peu de jours, et comment Amour lui avait fait à elle-même une blessure bien plus profonde et l’avait, avec une simple étincelle, embrasée d’un feu si cuisant qu’elle en brûlait tout entière.

Il lui dit comment, sans souci de son rang, car elle était la fille du plus grand roi de tout le Levant, elle fut amenée, par son ardent amour, à devenir la femme d’un pauvre soldat. Il termine son histoire en montrant le bracelet qu’Angélique lui a donné, en le quittant, pour le remercier de son hospitalité.

Cette conclusion est pour Roland comme le coup de hache qui lui détache la tête du cou. Il se voit accablé de tortures innombrables par Amour, ce bourreau. Il s’efforce de cacher son désespoir, mais sa peine est plus forte que lui, et il ne peut la celer. Qu’il le veuille ou non, il faut qu’à la fin elle déborde de sa bouche et de ses yeux par des larmes et des soupirs.

Resté seul, et n’étant plus retenu par la présence d’un témoin, il peut lâcher le frein à sa douleur; un fleuve de larmes lui coule des yeux sur les joues et tombe sur sa poitrine. Il soupire, il gémit; il se tourne et se retourne sans cesse sur son lit, qui lui paraît plus dur qu’un rocher et plus piquant que s’il était fait d’orties.

Au milieu de sa souffrance, la pensée lui vient que sur le même lit où il s’agite, l’ingrate dame a dû plus d’une fois venir reposer près de son amant. Alors il se lève précipitamment de cette couche odieuse, comme le paysan qui s’était étendu sur l’herbe pour dormir et qui voit un serpent à ses côtés.

Ce lit, cette maison, ce pasteur lui deviennent soudain si odieux, que, sans attendre le lever de la lune ou celui de l’aurore avant-courrière du jour, il prend ses armes et son destrier, et s’enfonce dans la partie du bois la plus obscure. Puis, quand il croit être bien seul, il ouvre les portes à sa douleur par des cris et des hurlements.

Il ne cesse de verser des pleurs, il ne cesse de pousser des cris; il ne goûte de repos ni la nuit ni le jour; il fuit les bourgs et les cités, couchant à découvert, en pleine forêt, sur la terre nue. Il s’étonne d’avoir dans la tête une source de larmes si vivace, et qu’il puisse pousser tant de soupirs. Souvent il se dit, à travers ses sanglots:

«Ce ne sont plus des larmes que mes yeux répandent avec tant d’abondance; les larmes n’auraient pu suffire à ma douleur; elles ont cessé de couler alors que ma peine n’était pas même à la moitié de sa course. Maintenant, chassé par le feu qui me dévore, c’est le principe même de la vie qui s’enfuit et se fraye un chemin à travers mes yeux. C’est là ce que mes yeux répandent; c’est là ce qui me débarrassera enfin, tout à la fois, de la douleur et de la vie.

» Ce ne sont point des soupirs par lesquels s’exhalent mes souffrances; les soupirs ne sont pas de cette nature; ils s’arrêtent parfois, et je ne sens pas que la peine s’exhale moins de ma poitrine. Amour, qui me brûle le cœur, produit ce vent, pendant qu’il agite ses ailes autour du feu. Amour, par quel miracle tiens-tu mon cœur dans le feu sans le consumer jamais?

» Et moi, je ne suis, je ne suis pas celui que je parais être. Celui qui était Roland est mort, et la terre le recouvre. Son ingrate dame l’a tué, tellement, dans son manque de foi, elle lui a fait une cruelle guerre. Je suis l’âme de Roland, séparée de son corps, et qui erre dans les tourments de cet enfer, afin que mon ombre lamentable serve d’exemple à quiconque a placé son espérance dans Amour.»

Le comte erre toute la nuit par les bois; quand pointent les rayons de l’astre du jour, son destin le ramène vers la fontaine où Médor a gravé la fatale inscription. La vue de sa propre honte inscrite sur le roc l’embrase d’une telle colère, qu’il ne reste plus en lui une seule pensée qui ne soit haine, rage ou fureur. Sans réfléchir, il tire son épée;

Il taille l’inscription et le rocher, dont il fait voler les éclats jusqu’au ciel. Malheur à cette grotte et à tous les lieux où se lisent les noms de Médor et d’Angélique! À partir de ce jour, ils ne verront plus leurs ombres fraîches sur les pasteurs et sur les troupeaux. La fontaine elle-même, naguère si claire et si pure, n’est pas à l’abri d’une telle rage.

Il jette pêle-mêle dans ses belles eaux les branches, les troncs, les racines, les fragments de rochers, les mottes de terre, afin de les troubler si profondément, qu’elles ne puissent plus jamais reprendre leur limpidité première. Enfin, harassé de fatigue, couvert de sueur, et le souffle venant à manquer à sa haine, à sa fureur, à sa colère ardente, il tombe sur la prairie et pousse des soupirs vers le ciel.

Brisé de douleur et de fatigue, il tombe enfin sur l’herbe. Ses yeux regardent fixement le ciel; il ne prononce pas une parole. Sans manger et sans dormir, il voit ainsi le soleil disparaître et reparaître trois fois. Sa peine amère ne fait que s’accroître, jusqu’à ce qu’elle l’ait enfin privé de sa raison. Le quatrième jour, pris d’une grande fureur, il s’arrache du dos et met en pièces plastron et cotte de mailles.

Ici reste le casque, et là reste l’écu; au loin le harnais et plus loin le haubert. En somme, je dois dire que toutes ses armes furent dispersées çà et là dans le bois. Puis il déchire ses vêtements et montre à nu son ventre velu, toute sa poitrine et son dos. Et alors commence la grande folie, si horrible que jamais personne n’en verra de semblable.

Sa rage, sa fureur arrivent à un tel paroxysme, qu’il ne conserve plus la notion d’aucun sens. Il ne se souvient plus comment on tient en main l’épée avec laquelle il aurait, je pense, pu faire encore d’admirables choses. Mais son incomparable vigueur n’a besoin ni d’épée ni de hache; et il en donne de merveilleuses preuves en déracinant, d’une seule secousse, un grand pin.

Il en arrache deux autres comme s’ils eussent été du fenouil, des hièbles ou des aneths. Il en fait autant pour les hêtres, les ormes, les chênes verts et les sapins. Aussi facilement que l’oiseleur, pour faire place nette à ses filets, arrache les joncs, la paille et les orties, Roland déracine les chênes et les vieux arbres séculaires.

Les pasteurs qui entendent un tel fracas, laissant leurs troupeaux épars dans la forêt, accourent de tous côtés en grande hâte pour voir ce que c’est. Mais me voici arrivé à un point que je ne dois pas dépasser, sous peine de vous fatiguer avec mon histoire. J’aime mieux la suspendre un instant, que de vous ennuyer par sa longueur.