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Chant XXIV

ARGUMENT. – Roland donne des preuves de folie furieuse. – Zerbin rencontre Odoric, qui avait trahi Isabelle. Il lui fait grâce de la vie, mais, en punition de sa faute, il lui donne Gabrine à garder. Il va à la recherche de Roland, suit ses traces et ramasse ses armes éparses sur le sol. Survient Mandricard, accompagné de Doralice. Il en vient aux mains avec Zerbin, pour avoir l’épée du paladin. Zerbin est blessé à mort, et Isabelle se réfugie auprès d’un ermite. Arrive ensuite Rodomont, qui s’attaque à Mandricard; mais le combat est arrêté par l’arrivée d’un messager d’Agramant qui rappelle les deux guerriers sous les murs de Paris.

Que celui qui met le pied sur l’amoureuse glu s’empresse de le retirer, et n’attende pas d’être englué jusqu’aux épaules. L’amour n’est, en somme, qu’une folie, de l’avis universel des sages. Si, comme Roland, tous ceux qui en sont atteints ne deviennent pas furieux, leur égarement se traduit par quelque autre signe. Et quelle marque plus évidente de folie que de s’annihiler soi-même devant la volonté d’autrui?

Les effets sont variés, mais la folie qui les produit est une. C’est comme une grande forêt, où quiconque se hasarde doit infailliblement s’égarer; les uns vont en haut, les autres en bas, ceux-ci d’un côté, ceux-là d’un autre. En résumé, et pour conclure, voici ce que je dis: Celui qui s’abandonne à l’amour mérite, entre autres peines, les soucis et les chaînes qui l’attendent.

On pourrait bien me dire: «Frère, tu vas en remontrant aux autres, et tu ne vois pas ta propre faiblesse.» À cela, je réponds que je vous comprends fort bien, maintenant que mon esprit est dans un moment lucide. J’ai grand souci – et j’espère le faire un jour – de me reposer enfin; mais dès que je veux mettre cette résolution à exécution, je ne le puis, car le mal a pénétré jusqu’au fond de mes os.

Seigneur, je vous disais, dans l’autre chant, que le furieux et forcené Roland, après avoir arraché ses armes et déchiré ses vêtements, les avait dispersés dans la campagne; qu’il avait jeté son épée sur le chemin, déraciné les arbres, et qu’il faisait retentir de ses cris les cavernes et les forêts profondes, lorsque, attirés par la rumeur, de nombreux pasteurs accoururent, conduits en ces lieux par leur mauvaise étoile ou en punition de quelque péché.

Dès qu’ils se sont approchés d’assez près pour voir les incroyables prouesses d’un tel fou et sa force terrible, ils font volte-face pour fuir; mais ils ne savent plus par où, comme il advient dans une peur soudaine. Le fou se précipite sur leurs pas. Il en saisit un et lui arrache la tête avec la même facilité qu’on cueille une pomme sur l’arbre ou une fleur épanouie sur le buisson.

Il prend par une jambe le tronc pesant et s’en sert comme d’une massue contre les autres. Il en jette deux par terre et les endort d’un sommeil dont ils ne se réveilleront probablement qu’au jour du jugement dernier. Leurs compagnons s’empressent de fuir le pays, et bien leur sert d’avoir le pied leste. Le fou les aurait eu néanmoins bientôt rejoints, s’il ne s’était pas jeté sur leurs troupeaux.

Les laboureurs, rendus prudents par l’exemple, abandonnent, dans les champs, charrues, houes et faux. Les uns montent sur les toits des maisons, les autres sur les églises, car les ormes ni les saules ne seraient point un abri sûr. De là, ils contemplent l’horrible furie de Roland, qui, des poings, des épaules, des dents, des ongles, des pieds, déchire, met en pièces, anéantit bœufs et chevaux. Ceux d’entre eux qui lui échappent peuvent se dire bons coureurs.

Vous auriez pu entendre retentir jusque dans les villes prochaines l’immense rumeur des hurlements, des cornets et des trompettes rustiques, et, par-dessus tout, le bruit incessant des cloches; vous auriez pu voir mille paysans descendre des montagnes, avec des piques, des arcs, des épieux et des frondes, et tout autant se diriger de la plaine vers les hauteurs, afin de livrer au fou un assaut de leur façon.

Ainsi, sur la rive salée, la vague poussée par le vent du midi s’en vient tout d’abord comme en se jouant; mais la deuxième est plus haute que la première, et la troisième suit avec plus de force encore: à chaque vague nouvelle, l’onde croît en intensité et déferle plus avant sur la grève. De même, autour de Roland, s’accroît la tourbe impitoyable qui descend des hauteurs ou surgit des vallées.

Il en tue dix, puis dix encore, qui lui tombent au hasard sous la main; cette expérience démontre clairement aux autres qu’ils seront beaucoup plus en sûreté en se tenant au loin. C’est en vain qu’ils le frappent; le fer ne peut répandre le sang de son corps. Le roi du ciel a accordé une telle faveur au comte, afin de le conserver pour la défense de la sainte Foi.

Roland aurait été en danger de mort, s’il avait pu mourir. Il aurait appris combien il avait été imprudent en jetant son épée et en restant sans armes. Enfin la populace se retire, voyant que ses coups restaient sans effet. Roland, n’ayant plus personne devant lui, prend le chemin d’un bourg composé de quelques maisons.

Il n’y trouve personne; petits et grands, tous les habitants, pris de peur, avaient abandonné le village. En revanche, il y avait une grande quantité de provisions, d’une nature grossière et appropriée à la vie des champs. Sans distinguer le pain d’avec les glands, Roland, poussé par un long jeûne et par sa furie, porte gloutonnement les mains et les dents sur les premiers objets qu’il rencontre, crus ou cuits.

Puis il erre par tout le pays, donnant la chasse aux hommes et aux bêtes, et courant à travers les bois. Tantôt il attrape les chevreuils alertes et les daims légers; tantôt il lutte avec les ours et les sangliers, et les terrasse de ses mains nues; le plus souvent, il dévore avec une avidité bestiale leur chair et toutes leurs dépouilles.

Deçà, delà, sur les monts et dans les plaines, il parcourt toute la France. Il arrive un jour près d’un pont sous lequel un fleuve, large et profond, roule ses eaux entre deux rives escarpées. Tout auprès, s’élève une tour du haut de laquelle on découvre au loin tous les alentours. Ce qu’il fit en cet endroit, vous l’apprendrez ailleurs, car il me plaît de vous parler auparavant de Zerbin.

Zerbin, après que Roland fut parti, attendit quelque temps, et prit ensuite le sentier que le paladin avait suivi, laissant aller son destrier à pas lents. Il n’avait pas, je crois, fait encore deux milles, lorsqu’il aperçut, lié sur un petit roussin, un chevalier de chaque côté duquel se tenait un cavalier tout armé.

Zerbin, dès qu’il fut près de lui, reconnut le prisonnier; Isabelle le reconnut aussi. C’était Odoric, le Biscayen, qui s’était conduit comme un loup chargé de garder une brebis. Zerbin l’avait choisi, de préférence à tous ses autres amis, pour lui confier sa dame, croyant qu’en cette circonstance il lui serait aussi fidèle que dans tout le reste.

En ce moment, Isabelle était précisément en train de raconter à Zerbin comment la chose s’était passée; comment elle avait réussi à s’échapper dans une barque avant que la mer eût brisé le navire; la violence dont Odoric avait usé à son égard, et de quelle manière elle avait ensuite été entraînée dans la grotte. Elle n’avait pas encore achevé son récit, lorsqu’ils aperçurent le scélérat conduit prisonnier.