Les deux gardes, au milieu desquels s’avançait Odoric enchaîné, reconnurent sur-le-champ Isabelle, et se doutèrent bien que celui qui l’accompagnait était son ami et leur maître, surtout quand ils eurent vu les antiques armoiries de son illustre famille peintes sur son écu. Puis, l’ayant plus attentivement regardé au visage, ils virent qu’ils ne s’étaient point trompés.
Ils sautèrent sur-le-champ à terre; puis, les bras ouverts, ils s’en vinrent en courant vers Zerbin, et l’embrassèrent comme on embrasse un supérieur, la tête nue et fléchissant les genoux. Zerbin, les regardant tous les deux en pleine figure, vit que l’un était Corèbe, le Biscayen, et l’autre Almonio, envoyés par lui sur le même navire qu’Odoric.
Almonio dit: «Puisqu’il a plu à Dieu – grâces lui en soient rendues – qu’Isabelle t’ait rejoint, je comprends très bien, mon seigneur, que je ne t’apporte aucune nouvelle. Je n’ai donc plus qu’à t’apprendre comment il se fait que tu vois ce traître ainsi lié avec nous, car ta compagne, qui a été la plus cruellement offensée, a dû te raconter toute l’histoire.
» Tu dois savoir comment, trompé par le traître, je m’éloignai de lui, et comment ensuite Corèbe fut blessé en défendant Isabelle. Mais ce qui s’est passé à mon retour n’a été ni vu ni entendu par cette dernière, et elle n’a pu te le dire; c’est sur ce point-là que je vais te renseigner.
» Je m’en revenais en toute hâte de la ville vers la mer, avec des chevaux que j’avais trouvés, les regards sans cesse tendus pour voir si je ne découvrais pas ceux qui étaient restés derrière moi. J’arrive enfin sur le rivage, à l’endroit où je les avais laissés; je regarde, et je ne vois rien, si ce n’est quelques traces encore fraîches sur le sable.
» Je suis cette piste qui me conduit dans un bois sauvage; à peine y eus-je pénétré, que, guidé par des gémissements qui frappaient mon oreille, je retrouvai Corèbe gisant à terre. Je lui demandai ce qu’il était advenu de la dame et d’Odoric, et qui l’avait ainsi blessé lui-même. Dès que je sus la vérité, je me mis à courir après le traître, cherchant à travers tous ces ravins.
» Je tournai ainsi tout un jour, sans retrouver aucun vestige. Enfin je revins à l’endroit où gisait Corèbe, dont le sang avait tellement rougi la terre tout autour de lui, que, s’il était resté un peu plus dans cet état, il aurait eu plutôt besoin d’une fosse et d’un prêtre ou d’un moine pour l’enterrer que d’un médecin ou d’un lit pour le guérir.
» Je le fis transporter du bois dans la ville, et le fis déposer dans la maison d’un hôtelier de mes amis. Là, par les soins et l’art d’un vieux médecin, il fut promptement guéri. Puis, nous étant munis d’armes et de chevaux, Corèbe et moi, nous nous mîmes à la recherche d’Odoric, que nous retrouvâmes à la cour du roi Alphonse de Biscaye; là, je lui livrai bataille.
» La justice du roi, qui m’accorda le combat, le bon droit et, en outre du bon droit, la fortune, qui donne trop souvent la victoire à qui il lui plaît, tout cela m’aida à triompher du traître. Je le fis prisonnier. Le roi, instruit de son crime abominable, me permit d’en faire ce que je voudrais.
» Je n’ai pas voulu le tuer ni le laisser mettre à mort; mais, comme tu vois, je résolus de te l’amener enchaîné, car je pense que c’est à toi de le juger et de dire s’il doit mourir ou subir tout autre châtiment. J’avais entendu raconter que tu étais auprès de Charles, et je m’y rendais dans le désir de t’y retrouver. Je rends grâces à Dieu, qui m’a fait te rencontrer ici, au moment où je l’espérais le moins.
» Je lui rends grâce aussi de voir près de toi ton Isabelle, – je ne sais comment elle y est, – car je craignais bien que, par suite du crime de ce félon, tu n’entendisses jamais plus parler d’elle.» Zerbin avait écouté Almonio sans prononcer un seul mot et les yeux toujours fixés sur Odoric. Il éprouvait moins de haine contre lui que de chagrin de ce qu’une telle amitié eût fini si mal.
Après qu’Almonio eut terminé son récit, Zerbin resta longtemps silencieux, tout épouvanté qu’un homme qui n’avait jamais failli dans d’autres occasions eût pu commettre une si manifeste trahison. Enfin, sortant de sa longue rêverie, il demanda en soupirant au prisonnier si tout ce que le cavalier avait dit de lui était vrai.
Le déloyal se laissa tomber, les deux genoux à terre, et dit: «Mon seigneur, tout homme en ce monde est sujet au péché et à l’erreur. La seule différence qui existe entre le bon et le méchant, c’est que l’un cède devant le plus petit désir qui vient l’assaillir, tandis que l’autre se défend et résiste, et ne succombe que si la séduction devient par trop forte.
» Si tu m’avais confié la défense d’un de tes châteaux, et qu’au premier assaut j’eusse, sans faire de résistance, laissé planter les bannières ennemies sur les remparts, j’aurais mérité d’être accusé de lâcheté ou, ce qui est plus grave, de trahison. Mais si je n’eusse cédé qu’à la force, je suis bien certain que, loin d’être blâmé, j’aurais acquis gloire et récompense.
» Plus l’ennemi est puissant, plus l’excuse de celui qui perd la bataille est acceptable. Je devais garder ma foi avec autant de souci qu’une forteresse assiégée de toutes parts. Aussi me suis-je efforcé de la garder, appelant à mon secours toute la raison, toute l’énergie dont la Souveraine Prudence m’a doué. Mais enfin, vaincu par une force irrésistible, j’ai succombé.»
Ainsi dit Odoric; puis il ajouta d’autres excuses trop longues pour vous les raconter toutes. Il chercha à montrer qu’il avait été poussé par un entraînement fatal et non par une fantaisie légère. Si jamais prières eurent le pouvoir d’apaiser la colère, si l’humilité du langage obtint jamais un résultat, ce dut être en ce moment, car Odoric trouva des accents capables d’émouvoir le cœur le plus dur.
Zerbin hésite; doit-il ou non tirer vengeance d’une telle injure? Il sent que le crime du félon mérite la mort; mais le souvenir de l’étroite amitié qui les a si longtemps unis tempère, par la pitié, la colère dont son cœur est embrasé, et réclame merci pour le coupable.
Pendant que Zerbin était ainsi en suspens et se demandait s’il devait rendre la liberté à Odoric, l’emmener captif pour le retenir dans les tourments, ou se débarrasser par la mort de la vue du traître, le palefroi auquel Mandricard avait enlevé la bride vint à passer, hennissant et emporté par sa course. Sur son dos était la vieille qui avait, peu auparavant, failli envoyer Zerbin à la mort.
Le palefroi, ayant entendu de loin hennir les autres coursiers, accourait au milieu d’eux, emportant la vieille tout en pleurs et criant en vain au secours. Dès que Zerbin la vit, il leva les mains au Ciel pour le remercier de la faveur qu’il lui faisait en lui livrant les deux seuls êtres qu’il devait haïr.
Zerbin fait arrêter la vieille en attendant qu’il ait décidé ce qu’il en devait faire. Il songe d’abord à lui couper le nez et les deux oreilles, pour servir d’exemple aux malfaiteurs; puis il lui paraît préférable de donner son corps en pâture aux vautours. Après avoir hésité entre plusieurs genres de châtiments, il prend enfin la résolution suivante:
Il se tourne vers ses compagnons et dit: «Je suis heureux de pouvoir laisser la vie à ce félon, car, s’il ne mérite point un pardon complet, il ne mérite pas non plus un châtiment aussi terrible que la mort. Qu’il vive et qu’on le délie, j’y consens; son crime lui fut inspiré par l’amour, et les fautes que fait commettre l’amour peuvent facilement s’excuser.