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» Amour a souvent troublé des esprits plus sains que ne l’avait celui-ci, et les a poussés à de bien plus grands excès que l’outrage dont nous avons tous été victimes. C’est moi qui devrais être puni d’avoir été assez aveugle pour lui confier une semblable mission, sans songer que le feu allume facilement la paille.»

Puis, regardant Odoric: «Je veux, – lui dit-il, – qu’en punition de ta faute, tu aies pendant un an cette vieille pour compagne; tu ne pourras la quitter un seul instant, ni jour ni nuit, où que tu ailles, où que tu t’arrêtes. Enfin tu devras la défendre contre quiconque voudrait lui faire outrage.

» Je veux que, si elle te l’ordonne, tu livres combat à tous ceux qu’elle te désignera. Pendant ce temps, tu parcourras avec elle la France entière, de ville en ville.» Ainsi dit Zerbin. Le crime d’Odoric méritant la mort, c’était le placer devant une fosse profonde où il ne pourrait éviter de choir que par le plus grand des hasards.

La vieille a trahi tant de dames et tant de chevaliers, elle en a tant et tant outragé, que celui qui devra l’accompagner ne pourra rencontrer de chevalier errant sans avoir à soutenir une lutte. Ainsi, ils seront punis tous les deux: elle, de ses anciens forfaits; lui, en étant obligé de prendre injustement sa défense. Il ne pourra rester ainsi longtemps sans recevoir la mort.

Zerbin exigea d’Odoric un serment solennel d’observer cette prescription, sous peine, dans le cas où il viendrait à y manquer, de ne plus obtenir la moindre pitié ni aucune merci s’il retombait en ses mains, et de subir une mort cruelle. Puis, se tournant vers Almonio et Corrèbe, Zerbin fit délier Odoric.

Corrèbe, aidé d’Almonio, délia le traître, mais sans se presser. L’un et l’autre regrettaient de voir échapper ainsi une vengeance après laquelle ils avaient longtemps soupiré. Enfin le félon partit en compagnie de la vieille maudite. On ne lit pas dans Turpin ce qu’il en advint; mais j’ai trouvé, depuis, un auteur qui en a écrit plus long.

Cet auteur, dont je tairai le nom, écrit qu’après avoir marché pendant une journée à peine, Odoric, pour se débarrasser de sa gênante compagne, mit, en dépit de son serment et du pacte conclu, un lacet au cou de Gabrine, et la laissa pendue à un orme. Il ajoute que, moins d’un an après, Almonio lui fit subir le même traitement, mais il ne dit pas en quel lieu.

Zerbin, qui suivait la trace du paladin et ne voulait pas la perdre, envoie alors de ses nouvelles à son armée, qui devait être fort inquiète à son sujet. Il charge Almonio de ce message, en lui faisant force recommandations qu’il serait trop long de raconter. Il fait d’abord partir Almonio, puis il envoie également Corrèbe, et ne garde personne auprès de lui, excepté Isabelle.

L’affection que Zerbin et Isabelle portaient au vaillant paladin était si grande, leur désir était si grand de savoir s’il avait retrouvé le Sarrasin qui l’avait jeté à bas de son destrier avec sa selle, que Zerbin ne voulut point rejoindre l’armée avant la fin du troisième jour.

C’était le terme que Roland avait fixé pour attendre lui-même le chevalier qui ne portait point d’épée. Zerbin ne laisse pas un seul des endroits par où a passé le comte sans y passer lui aussi. Enfin il arrive parmi les arbres où l’ingrate Angélique avait gravé son chiffre, un peu hors de la route. Il voit la fontaine, le rocher et tout le reste brisés en mille pièces.

Il voit au loin briller je ne sais quoi, et il trouve que c’est la cuirasse du comte; puis il retrouve son casque, mais ce n’est pas ce casque fameux qui arma jadis la tête de l’Africain Almont. Il entend hennir un destrier au plus épais du bois, et, à ce bruit, il lève la tête. Il voit Bride-d’Or, qui paissait tranquillement l’herbe, et dont la bride pendait à l’arçon de la selle.

Il cherche Durandal à travers la forêt et la voit gisant hors du fourreau. Il trouve aussi, mais en lambeaux, la soubreveste dont le malheureux comte a dispersé les morceaux en cent endroits. Isabelle et Zerbin, le visage consterné, s’arrêtent tout surpris et ne savent que penser. Ils pourraient en effet tout supposer, excepté que Roland est privé de sa raison.

S’ils avaient seulement aperçu une goutte de sang, ils pourraient croire qu’il est mort. Cependant ils voient venir le long du ruisseau un jeune berger couvert de pâleur. Celui-ci, du haut d’une roche, avait été témoin de la fureur terrible de l’infortuné; il l’avait vu jeter ses armes, déchirer ses habits, mettre à mort les pasteurs et faire mille autres ravages.

Interrogé par Zerbin, il lui raconte tout ce qui s’est passé. Zerbin s’étonne et peut à peine y croire, malgré les preuves manifestes qu’il a sous les yeux. Quoi qu’il en soit, saisi de pitié, il met pied à terre, et, les yeux remplis de larmes, le cœur plein de tristesse, il s’en va de côté et d’autre, recueillant comme des reliques les débris épars çà et là.

Isabelle descend aussi de son palefroi et l’aide à recueillir les armes. Soudain arrive auprès d’eux une damoiselle au visage triste et dont le cœur semble plein de douleur. À ceux qui me demanderaient qui elle est, pourquoi elle s’afflige ainsi et quel chagrin l’oppresse, je répondrai que c’est Fleur-de-Lys, qui cherche les traces de son amant.

Brandimart, sans la prévenir, l’avait laissée dans la cité de Charles, où elle l’avait attendu six ou huit mois. À la fin, ne le voyant point revenir, elle se mit à le chercher partout, d’un rivage à l’autre, des Pyrénées aux Alpes. Elle l’avait cherché partout, excepté dans le palais de l’enchanteur Atlante.

Si elle était allée dans ce château d’Atlante, elle l’aurait vu errer avec Gradasse, Roger, Bradamante, Ferragus et Roland. Mais ensuite, quand, au son horrible et stupéfiant de son cor, Astolphe eut chassé le nécromant, Brandimart était retourné vers Paris. Mais Fleur-de-Lys ignorait tout cela.

Comme je vous l’ai dit, arrivée par hasard près des deux amants, Fleur-de-Lys reconnut les armes de Roland, ainsi que Bride-d’Or, resté sans maître, et la bride pendue à la selle. Elle constata de ses yeux la misérable aventure et put également en entendre le récit, car le berger lui raconta à elle aussi comment il avait vu Roland courir de tous côtés comme un fou.

Zerbin rassemble toutes les armes et en forme un beau trophée qu’il suspend à un pin. Voulant éviter que chevaliers, paysans ou voyageurs ne se les approprient, il grave sur le tronc verdoyant cette courte inscription: ARMURE DU PALADIN ROLAND, comme s’il eût voulu dire: Que personne n’y touche, s’il ne veut pas éprouver la colère de Roland.

Ce pieux devoir accompli, il se dispose à remonter sur son destrier, lorsque survient Mandricard. Celui-ci, voyant les superbes dépouilles suspendues au pin, le prie de lui dire ce que cela signifie. Zerbin lui raconte ce qu’on lui a rapporté à lui-même. Alors le roi païen tout joyeux s’avance sur-le-champ vers le pin et se saisit de l’épée,

Disant: «Personne ne m’en peut blâmer; ce n’est pas d’aujourd’hui que cette épée est mienne, et je peux à bon droit en reprendre possession partout où je la trouve. Roland, qui n’osait la défendre, a simulé la folie et l’a jetée sur le chemin. Mais, parce qu’il excuse ainsi sa lâcheté, ce n’est pas une raison pour que je n’use pas de mon droit.»